[Quelque part de l'autre côté des eaux]

Profitant d’une nuit sans lune, une ombre se faufile hors des murs de la propriété. Quel sortilège lui avait permis de sortir sans un bruit du manoir ? Le jeune homme n’en savait rien. À dire vrai, il n’y avait même pas prêté attention. Il était dehors, c’est tout ce qui comptait à ses yeux. D’un pas vif, bravant le froid nocturne, un sac de toile sur l’épaule, contenant ses maigres possessions rassemblées à la hâte, il avançait vers la ville.

Ce n’était que sur un coup de tête qu’il avait pris la décision de fuir ce lieu qu’il avait pourtant connu toute sa vie. Un coup de tête ? Vraiment ? Depuis qu’il avait l’âge d’aider les crocs de cuisine à faire les courses au marché pour leur seigneur, il avait toujours eu les oreilles qui trainaient de-ci, de-là, écoutant les histoires des marins ivres de leur nuit sur la terre ferme. Des récits d’épopée, d’aventures, de terres inconnues, d’autres mondes. Des récits d’îles. Des récits de mer. Des récits de liberté.

La liberté. Voilà ce qu’il cherchait sur les routes, en cette nuit froide. Il avait beau avoir passé ces quinze dernières années à servir au manoir, il savait qu’il n’était pas voué à vivre pour servir de garçon de cuisine au seigneur ingrat de ce manoir. Il était né pour être libre.

Lorsqu’au marché, il avait appris qu’un bateau de marchandises quitterait le port le lendemain, à l’aube, il avait pris sa décision. Ce soir, il serait libre. Ce soir, il embarquerait dans le Black Beauty, bateau marchand à destination de Lifelam, pour y découvrir la liberté !

[Le voyage]

Terré au fond de la cale, entre les tonneaux et les caisses de marchandises, le jeune homme passait ses journées bercé par le roulis de la coque, les voix des marins, qu’il ne distinguait pas toujours, et les cris des mouettes. Lorsque la nuit tombait, et que le silence se faisait sur le pont et dans les couchettes des marins, il se faufilait hors de sa cachette pour chaparder de quoi manger : un quignon de pain, un fond de choppe, un reste de ragout, quelques épluchures de légumes.

Il n’avait aucune idée du temps qu’il lui restait à supporter avant l’arrivée du Black Beauty au port de Lifelam, mais il ne perdait pas espoir, ses rêves de liberté lui tenaient compagnie.

[La fin du début]

La nuit avait fait taire les rires et les voix de l’équipage, ne laissant plus qu’une douce mélodie de ronflements dans les couchettes. Shhh. Un léger chuintement et une caisse glissa de côté, libérant une forme sombre. Doucement, le jeune homme se faufila hors de sa cachette, et rampa jusqu’à pouvoir se redresser à demi. S’immobilisant pour vérifier qu’il n’avait réveillé personne, il se remit en chemin, en quête de nourriture. Lentement, il se dirigea vers les cuisines. Il n’avait pas poussé la porte qu’une grande main s’abattit sur son épaule, lui arrachant un glapissement de surprise.

Le cuisinier, rouge de colère, le secouait par l’épaule d’une poigne ferme.

Ameutés par le bruit, les chandelles et les curieux formèrent un cercle autour de l’étrange duo. Un ours rougeaud, secouant un frêle garçonnet pâle comme la mort. Ses cheveux châtains avaient poussé pendant le voyage, épousant son visage en mèches souples et folles. Malgré une musculature fine, il paraissait réellement maigre aux côtés du cuistot. Il avait beau avoir passé ses dix-huit printemps, on ne lui en aurait pas donné quinze.

Qu’est-ce que c’est que ce raffut ? s’éleva la voix du capitaine qui descendait les marches.

Pétrifié, le garnement en question n’en menait pas large. S’il restait immobile … peut-être qu’ils l’oublieraient ?

Mais c’était peine perdue.

Il ne répondit rien, muet de terreur. Ce voyage avait si bien commencé, il ne pouvait pas se faire attraper ainsi si proche du débarquement …

T’es muet en pus ?! cria le cuisinier en le projetant au sol devant le capitaine.

Le gamin grogna, mais ne répondit rien, recouvrant son équilibre.

C’était le Second. La fermeté de sa discipline et la dextérité de sa main à manier le fouet étaient plus que renommés dans l’équipage. L’enfant dû le sentir, car il bégaya dans un murmure.

Et c’est ainsi que, le lendemain, Kyle débarqua au port de Lifelam, balloté avec les caisses de marchandises. Les mains liées dans le dos, sale, loqueteux, bien loin des rêves de liberté qu’il avait formé dans son esprit au cours de la traversée…

Il était arrivé depuis quelques mois sur l'île maintenant, après un long voyage en bateau. Bateau qu'il retrouvait d'ailleurs assez régulièrement puisqu'il faisait de nombreux aller retour entre cette île et le continent principal pour conclurent de nouvelles affaires. Son domaine d'action ? Beaucoup de choses. Des armes, des valeurs, des esclaves... Tout ce qui avait de la valeur somme toute. Il était arrivé de son pays lointain pour découvrir comment se faisait les choses par ici mais aussi et surtout pour prendre sa place sur le marché. Et il y réussissait plutôt bien, il proposait des marchandises exotiques venu de son pays d'origine et cela suffisait à lui attirer davantage d'intérêt que la plupart des marchands locaux. Autre chose dans laquelle il aimait bien se faire voir c'était tout ce qui concernait la loi. Très instruit, il s'était renseigné sur les règles et lois en vigueur sur l'île et sur le continent, lui ayant permis de gagner sa réputation dans le domaine de la loi. Pas officiellement bien sûr, il restait étranger, mais entre ses compétences, et son argent, il avait la main mise sur de nombreuses choses qu'il se passait dans les jugements. Toujours dans son intérêt bien sûr.

Ce matin là comme tous les matins, il avait décidé d'aller jusqu'en ville. Non pas qu'il appréciait le contact de la foule, bien au contraire, mais il était important pour lui d'aller à la rencontre des officiels de la ville, recueillir les dernières confidences et les dernières informations sur l'évolution de cette île. S'habillant soigneusement, il quitta ensuite sa demeure luxueuse, attendant l'étalon que lui amena un de ses domestiques. Montant souplement sur la selle, il prit la route vers le coeur de la ville, lui habitant à l'écart pour plus de calme et surtout pour avoir son terrain, accompagné de plusieurs gardes à pied. Il n'avait normalement pas trop d'ennemi dans cette ville mais il ne tenait pas à prendre de risque, et il avait engagé parmis les plus fines lames du royaume pour sa défense. 

Après un petit temps de marche, il arriva en ville et se dirigea vers les quais. Saluant d'un signe de la tête quelques têtes connues avant de remarquer une scène. Des marins déchargeaient leur bateau, ce qui en soit n'avait rien d'inhabituel, mais également un jeune adulte de ce qu'il semblait, ligoté et en mauvais état. Haussant un sourcil, l'étranger s'approcha de l'équipe, les dominant de toute sa hauteur sur son étalon. 

Il savait qu'on allait lui répondre. Rare étaient les gens assez stupides pour ne pas répondre ou ne pas faire ce que disaient les riches, par crainte des conséquences.

Clairement tout le monde s'en fichait bien, à part quelques personnes très regardantes mais la plupart n'en aurait rien à faire, et quelques pièces à la plupart des officiels et le problème serait réglé. Mais pas avec lui, pas alors qu'il pouvait obtenir quelque chose...Et aussi parce qu'il devait bien admettre qu'il aimait ce genre de petits jeux. Finalement, après quelques brefs regards échangés et en sachant très bien ce que l'homme sur son cheval attendait, les marins confièrent la corde qui tenait les poignets du jeune attachés à l'un de ses hommes de main avant de disparaître de la zone. Tournant finalement son regard vers celui toujours entravé, il le détaillait du regard.

Il ne fallait pas croire qu'il l'avait libéré par bonté d'âme non plus, l'idée était de voir derrière s'il pouvait en tirer un avantage quelconque. 

La cacophonie des marins déchargeant la cale se mêlait à un ballet parfaitement ordonné. Chacun savait quoi faire, dans quel ordre. Chaque geste était effectué avec la rigueur méthodique de l’ordre et de l’entrainement.

Au milieu de cette chorégraphie, Kyle trébuchait, balloté de gauche à droite, de droite à gauche. Où qu’il se place, il gênait. L’homme qui l’avait en charge pestait  de le voir si lent à anticiper les trajectoires de ses camarades. Tout absorbé qu’il était à éviter de se faire écraser par une caisse de marchandise, Kyle n’entendit pas le claquement des fers sur le pavé. Il sursauta en entendant la voix autoritaire du noble s’adressant à l’équipage.

En même temps que les hommes qui l’entouraient, Kyle se tourna vers l’homme juché sur une bête d’imposante stature. Habitué à servir dans un domaine qu’il avait toujours cru luxueux, Kyle n’avait pourtant jamais vu de bête aussi musclée que celle que montait l’homme. Son poil luisait, son harnachement était d’une qualité bien supérieure à ce qu’il avait jamais vu jusque-là. Qui qu’il soit, cet homme était riche. Et qui disait richesses, disant influence. Dans l’esprit de Kyle se mêlèrent angoisse et espoir alors qu’il détaillait l’homme qui les surplombait de toute sa hauteur.

Kyle essayait tant bien que mal de suivre l’échange qui se déroulait sous ses yeux, trop abasourdi pour comprendre en détail les mots qui étaient employés par les auteurs du dialogue. Dans le pays reculé d’où il venait, l’anglais couramment parlé n’avait rien à voir avec celui qui avait cours en ce lieu. Il fallait un peu de temps à son esprit chamboulé pour analyser les sonorités et retrouver le sens des phrases prononcées.

Des documents ? Mais de quoi parlait l’homme ? Kyle n’en savait rien. Les marins autour de lui semblaient bien plus prompts à saisir les menaces sous-jacentes dans la voix de l’homme. Le second fit un signe de la tête et le marin ne tarda pas à laisser la corde qui entravait Kyle à l’un des hommes d’armes, trop soulagé de se débarrasser du fardeau qu’était devenu le jeune homme. Brutalement tiré de côté pour suivre la tension de la corde, Kyle trébucha. Il rétablissait juste son équilibre lorsque son sauveur lui adressa la parole.

Kyle papillonna des paupières un instant, cherchant à comprendre ce qu’il venait de se passer. Il était arrivé depuis moins de quelques heures, enchainé, privé de liberté … quand un noble puissant - il ne pouvait qu’être noble au vu de sa richesse, non ? – l’avait sauvé de ses geôliers, en quelques phrases. Il allait enfin pouvoir gouter la vie de liberté dont il avait rêvé en arrivant à Lifelam … grâce à cet homme. Un ange, envoyé par le seigneur pour le sauver, lui offrir la vie qu’il méritait … Il deviendrait quelqu’un de reconnu, puis il pourrait s’acquitter de la dette qu’il aurait contractée auprès de son bienfaiteur, et ….

Le regard insistant de l’homme le ramena brutalement à l’instant présent.

- J’vins d’l’aut’ côt d’la merrr, m’seigneurrr. Là bas j’tions au serrrvice d’un comm’ vous  … Kyle hésita un instant avant de reprendre à toute vitesse, emporté par le vent de joie que lui apportait sa liberté retrouvée. J’m’en vin d’la bas pour rrr’commer ma vie m’seigneurr. Y s’dit qu’c’est terrrre d’liberrt’ ici. Alors j’avais faufilé su’l’bateau et …

Kyle se tut au milieu de ses explications enthousiastes. Ses paroles avaient été rapides, enjouées, mais il se rendit soudain compte qu’un homme comme celui qui lui faisait face devait avoir bien peu de cas à faire de son histoire. L’homme devait être un prévôt et ne faisait que son devoir en libérant un jeune innocent comme lui des griffes d’un équipage malhonnête qui souhaitait le vendre au marché noir  …  

Ces marins étaient de toute façon d'en ennui profond. Bêtes, cupides, incapable d'aligner deux pensées cohérentes mais ils avaient au moins eu assez de réflexion pour ne pas tenter de discuter ou d'argumenter avec lui et ils avaient vites tourné les talons pour finir de décharger leur bateau avant d'aller surement boire sans fin dans une des nombreuses tavernes qui accueillaient tous les marins de passage. Il les suit de son regard perçant, s'assurant avant tout qu'ils ne tenteraient pas de faire demi tour après avoir réfléchit pour tenter de récupérer leur esclave mais non, visiblement ils avaient bel et bien décidé de laisser tomber.

Finalement son regard d'aigle vint se poser sur le jeune crasseux que ses hommes avaient approchés de lui, pas assez pour qu'il le touche mais suffisamment pour que l'étranger puisse se faire entendre sans avoir à crier au milieu de la place publique. Place publique qui formait d'ailleurs un vide autour d'eux, à la fois impressionné et craintif alors que des regards en coin suivaient ce qu'il se passait dans le petit groupe. Il observa le jeune avant de lâcher quelques mots, sa mâchoire se crispant légèrement dès que la réponse tarde à venir.

Au final il commence à parler et lui l'écoute, se retenant difficilement de lever les yeux au ciel en entendant sa façon de parler, répondant et l'interrompant probablement sans qu'il s'en préoccupe, la voix et le regard sévère. 

Il était sévère le noble, pas le genre de personne avec qui il fallait plaisanter et exactement le genre de personne ou il valait mieux faire tout ce qu'il ordonnait si on ne voulait pas avoir d'ennui. Se redressant sur son cheval qui commençait à piaffer d'impatience il balaya la place du regard. 

Sans même attendre de réponse, il fit avancer l'étalon qui repartit dans la ville, les fers claquant sur le pavé alors qu'il regardait autour de lui, un brin pensif sur ce qu'il allait faire avec celui qu'il venait de récupérer. Qui d'ailleurs n'avait visiblement pas compris ce qu'il s'était passé, pourtant la corde toujours autour de ses poignets aurait du lui donner une bonne indication. 

Finalement après encore quelques minutes à déambuler dans les rues à saluer certaines personnes, il fit faire demi tour à l'étalon avant de s'éloigner du centre ville pour se diriger vers la maison. Nul besoin de ramener quoi que ce soit de la ville, ce qu'il avait trouvé d'intéressant lui serait ramené directement nul besoin de s'encombrer. Il se dirigeait vers son domaine, ignorant pour le moment le fraîchement débarqué. 

Kyle fit la moue avant de répondre à mi-voix, baissant le regard.

- J’parrlions trrrès ben … pis j’voyions pas trop l’maitr’ … Il se ravisa rapidement dans ses argumentations, répondant plus précisément à la question de son sauveur. J’faisions un peu d’tout lo bas … l’cuisine, l’servic’ pis aussi lo bêtes … ‘fin un peu d’tout quo …

Kyle n’était pas sûr que sa réponse satisfasse entièrement l’homme qui le jaugeait, mais celui-ci annonça bientôt la suite du programme. Venir avec eux ? Peut-être était-ce pour aller à la prévôté et régler les choses pour qu’il puisse enfin commencer sa nouvelle vie ?

La traction sur la corde entravant ses poignets et la poussée dans son dos le firent revenir à la réalité. Pourquoi était-il toujours attaché ? Suivant le mouvement et emboitant le pas à l’étalon, puis aux hommes de main, fermant le cortège, Kyle tourna la tête vers l’homme qui le tenait et lui demanda.

Bien, visiblement, il n’était pas question de le détacher sans un mot de leur maître. Qu’importe, Kyle prit sur lui, et observa d’un œil avide l’environnement nouveau qui l’entourai. Les quais avaient cédé au centre-ville où fourmillait une foule d’acheteurs et de vendeurs. Le claquement des fers sur le pavé de la monture de son sauveur faisait s’écarter les badauds sans effort. De toute évidence, l’homme qui menait le cortège était quelqu’un d’important. Se penchant vers l'homme qui le tenait, Kyle demanda à voix basse.

Un instant distrait par l’odeur d’une boulangerie qui lui fit monter l’eau à la bouche, Kyle écouta attentivement la réponse, sans pour autant se soucier d’où on l’emmenait. Bien que le rythme soit soutenu, il suivait la cadence.

Bientôt, Kyle comprit que le cortège se dirigeait hors de la ville. Fronçant les sourcils, il demanda.

Puis ils arrivèrent au domaine de l’homme qui l’avait sorti des griffes des marins du Black Beauty, et pour la première fois depuis le début du voyage à pied, Kyle s’arrêta, bouche bée. La demeure était bien plus grande que celle où il avait jadis servi. Pourquoi diable un homme comme le cavalier s’était-il embêté à l’amener dans un endroit aussi somptueux ? Était-ce ainsi que les hommes qui arrivaient sur l’île étaient accueillis ? Trainés dans les rues, enchainé, puis accueillis par la noblesse pour être lavés, nourris, habillés et repartir lavés de leur ancienne vie pour une nouvelle pleine de richesses et de prospérité ? Sortant de sa rêverie, Kyle se gifla mentalement. Lifelam avait beau être une terre de légende, il n’était qu’un ancien domestique. Il était fort peu probable qu’il soit réellement en train de vivre ce qui s’apparenterait à un conte de fées.

Non. Le plus probable, c’était qu’il avait été mené chez l’homme qui l’avait sauvé. Peut-être souhaitait-il qu’il s’acquitte de la dette qu’il avait contractée auprès de lui lorsqu’il l’avait sauvé de son triste sort d’esclave, avant de le laisser vaquer à sa propre vie ? Peut-être l’homme avait-il peur que Kyle ne soit pas homme de parole, et qu’il ne revienne jamais payer sa dette ?

Qu’à cela ne tienne, Kyle paierait sa dette, achèterai sa liberté, et ensuite, à lui la nouvelle vie dont il avait tant rêvé à Lifelam !

Rasséréné par cette idée, Kyle observait les hommes qui l’entouraient, prêts à suivre le mouvement. Pour payer sa dette et gagner sa liberté, il ferait tout ce qu’il serait nécessaire à l’homme qui venait de descendre de cheval.

L'homme aux yeux dorés se contenta de lever les yeux au ciel à sa réponse. Certes ses domestiques n'étaient que des esclaves mais il était hors de question qu'ils lui fassent honte en s'exprimant comme s'exprimait le jeune devant lui, jamais il ne tolèrerait une telle chose. Ses esclaves avaient d'ailleurs apprit à parler correctement, à s'exprimer avec les formes et étaient toujours vêtu de façon correcte, il en allait de son image auprès des autres après tout. Il ne voulait pas passer pour quelqu'un de négligé ou il ne savait trop quoi par l'image qu'il renvoyait au monde. Il écoute finalement la réponse de son, prisonnier si on pouvait le dire ainsi, plutôt satisfait de voir qu'il avait l'air de savoir faire quand même pas mal de choses, il pourrait lui être utile une fois qu'il serait présentable. 

Il ne s'embarrasse de détail ou d'une quelconque explication, si à ce stade il n'avait toujours pas compris ce qu'il était en train de se passer il ne pouvait rien faire pour lui. Le claquement des fers sur les pavés reprit alors qu'il laissait à ses hommes la tâche de s'occuper de sa trouvaille du jour. L'homme qui tenait la corde ne fit pas le moindre geste pour le détacher mais il consentit tout de même à lui répondre.

Et certainement pas avant. Les hommes n'étaient pas là pour commenter quoi que ce soit ni même pour penser mais ils avaient du mal à comprendre comment on pouvait être aussi naïf surtout quand on avait déjà été esclave. Mais bon... Ils firent avancer le fraîchement débarqué tout en restant prêts à protéger leur maître, suivant le rythme de sa monture dont le bruit imposant se chargeait de libérer le passage au sein de la foule. Le garde se retient de lever les yeux au ciel par son bavardage mais choisit de lui répondre, après tout il se doutait que leur maître serait content qu'il s'adresse à lui par le titre approprié plutôt que par des paroles insensées qui le mettraient en colère. 

C'était disons un résumé de tout ce dans quoi intervenait l'étranger sans que ce soit une liste exhaustive il n'y avait définitivement pas que cela. Mais c'était tout ce que Kyle avait besoin de savoir, pour le moment en tout cas. Retenant un sourire en ne s'imaginant que trop bien ce qu'il se passait dans la tête de l'enchaîné, le garde termina de lui répondre.

L'étalon en tête de cortège finit par franchir l'entrée du domaine, se dirigeant sans hésitation vers le bâtiment principal, toujours au pas, alors que l'homme en selle n'avait pas dit un mot depuis un moment, apparemment plongé dans ses pensées. Finalement il s'arrêta devant l'entrée, le laissant descendre souplement, alors qu'il ignorait toujours sa trouvaille. Il tourna finalement son regard sur l'un de ses domestiques, celui en charge de gérer les autres, s'adressant à lui dans une langue étrangère, sa langue natale qu'il partageait avec celui qu'il avait ramené avec lui de son pays

Sans plus un regard, il se glissa à l'intérieur du bâtiment pour aller rejoindre son bureau. L'autre domestique s'approcha de Kyle, faisant signe au garde de le détacher, ce qu'il fit dans l'instant, alors que le premier homme parlait doucement, un accent très marqué dans sa voix mais une grammaire impeccable.

Il le fit entrer par une autre porte, le guidant dans ce qui semblait être le quartier des esclaves, jusqu'à une pièce dans laquelle se trouvait une grande bassine d'eau.

Le laissant faire il en profite pour jauger son corps du regard avant de revenir avec des vêtements qui devraient lui aller. Rien de luxueux ou quoi que ce soit mais des vêtements pratiques, surtout propre et en bon état. 

Une fois qu'il serait propre et habillé il pourrait le guider jusqu'au bureau de leur maître qui se chargerait alors de lui dire ce qu'il allait se passer ensuite. 

Kyle observait avec intérêt les mouvements autour de lui. La demeure de l’homme qui l’avait sauvé était, de ce qu’il en voyait à l’extérieur du moins, à la hauteur du titre de seigneur qu’il portait.

Suivant le mouvement, Kyle écouta sans comprendre les ordres du maître des lieux à l’un de ses domestiques, certainement l’homme en charge du service de la maison. Les liens lui furent ôtés, et Kyle se frotta machinalement les poignets, soulagé de ne plus sentir la morsure des cordes sur sa peau.

Suivant son guide à travers les couloirs, Kyle essaya de repérer les lieux, de retenir à minima le chemin vers la sortie. Puisqu’il semblait qu’il allait probablement rester en ces murs un moment, il avait tout intérêt à en retenir la configuration. L’homme le conduisit jusqu’à une pièce visiblement réservée aux ablutions.

Tournant le dos à son guide, Kyle retira sa chemise, dévoilant un dos d’une musculature fine et sèche. La musculature d'un homme qui avait travaillé toute sa vie, réalisant des tâches physiques, sans être trop nourri. Sa peau pâle était zébrée de quelques cicatrices, souvenirs d’un jour où le majordome de son ancien maître avait jugé bon de le corriger plus sévèrement que nécessaire – enfin, c’était là l’avis de Kyle. Retirant ses chausses et sa culotte, il se glissa dans le baquet. L’eau froide lui arracha un frisson, faisant se dresser tous les poils de son corps dans une vaine tentative de lutte contre le choc thermique. Fermant les yeux, Kyle garda un visage impénétrable, soufflant lentement par le nez pour rassembler le courage s’immerger complètement. L’eau était froide, pas glaciale comme si elle venait d’être tirée du puits, mais elle n’avait pas été chauffée pour autant. Une fois ressorti de l’eau, il se savonna énergiquement, plusieurs fois, de la tête aux pieds, retirant la crasse laissée par le voyage. Une fois propre, il sortit du baquet, retenant un frisson et s’enveloppa dans la pièce de tissu, élimée, mais propre, qui avait été laissée à son intention.

Le majordome lui tendit des vêtements propres.

Kyle dut faire appel à toute la force de sa volonté pour empêcher ses dents de claquer, et ainsi rendre inintelligibles ses paroles. Il prit les vêtements des mains du majordome, se sécha vigoureusement pour se réchauffer, puis s’habilla rapidement. Pas question de faire attendre le maître des lieux, et puis … Kyle était bien pressé de voir ce que lui demanderait l’homme pour s’acquitter de sa dette. Plus vite il l’aurait remboursé, plus vite il serait libre.

C’est donc vêtu des habits qu’on lui avait donnés, les cheveux encore humides, qu’il s’apprêta à suivre de nouveau son guide.

Sans même le regarder, apparemment certain qu'il allait le suivre sans faire d'histoire, l'étranger le guida jusque dans les quartiers des esclaves, lui désignant le bain qu'il avait préparé il y a peu. Il était rare que le bain soit sale, il fallait des esclaves propres et présentables et il était hors de question d'avoir des bains trop sale. Alors bien sûr cela impliquait aussi que l'eau n'était jamais bien chaude vu qu'elle était changée souvent, il ne fallait pas exagérer. L'homme lui indiqua le bac d'eau à côté duquel était déjà posé du savon, ainsi qu'un linge pour qu'il s'essuie ensuite. 

Il fallait qu'il soit propre mais il était hors de question qu'il fasse attendre son maître. Moins de deux minutes lui suffirent pour évaluer le gabarit de Kyle et ramener des vêtements à sa taille, avant qu'il n'attende qu'il n'ait finit pour lui tendre les vêtements. Un peu rapiécés mais propre et suffisamment épais pour le garder au chaud malgré la météo extérieure. 

Sans aucun doute que son maître lui demanderait de lui apprendre à parler et à se comporter alors autant commencer dès maintenant pour comprendre l'étendue de la catastrophe. Hochant la tête en le voyant prêt, il le guida à nouveau à travers la maison, pas un chemin complètement différent, jusqu'à s'arrêter devant une grande porte ornementé. 

Il frappa deux coups sur le bois qui résonnèrent légèrement dans la pièce avant que la voix d'Asar ne se fasse entendre de l'autre côté, sans que Kyle ne puisse comprendre. Ouvrant la porte, son accompagnateur rentra et referma la porte une fois Kyle entré. L'homme aux yeux d'or ignora tout d'abord le nouveau venu pour échanger quelques paroles dans cette même langue étrange avec celui qui le servait depuis de nombreuses années. Il lui demandait son avis sur la question tout simplement, et le domestique ne semblait pas franchement ravi même si sa tête s'inclinait en guise d'obéissance. Et finalement, les yeux perçant se posèrent sur Kyle.

Il ne le lâchait pas du regard alors que Kyla n'avait désormais plus de possibilité de s'enfuir, il était enfermé dans cette demeure avec des domestiques et des employés tous dévoués à leur maître. Maintenant l'homme attendait sa réponse, son doigt tapotant sur le bureau avec une légère impatience, il avait bien des choses à faire aussi il voulait que ce soit vite réglé. De toute façon, il n'avait pas vraiment le choix de la réponse, après il serait à la charge d'Amir qui pourrait commencer à lui montrer son rôle et à lui apprendre comment ne pas lui faire honte. 

Kyle avait hoché la tête pour confirmer l’interrogation de son interlocuteur, se gardant bien de dire que le maître de la maison dans laquelle il servait autrefois, parlait un dialecte quelque peu différent de celui des serviteurs. Il venait de la campagne profonde, et son maître entretenait peu de lien avec les villes avoisinantes, si bien qu’on y trouvait le patois de la campagne enraciné jusque chez les privilégiés.

Suivant son guide, Kyle tenta de se repérer dans l’immense demeure, mais la fatigue et la faim commençaient à lui peser, ôtant progressivement sa concentration quant au chemin suivi.

Il entra à la suite du majordome, restant discrètement en retrait à ses côtés. Le dos droit, les épaules carrées, il écouta, sans comprendre, l’échange qui avait lieu entre le serviteur et son maître. Malgré tout, il ne put s’empêcher de jeter un œil sur la pièce décorée d’objets qu’il ne connaissait pas, de couleurs vives qu’il n’avait jamais vu, de dorures chatoyantes …

La voix du maître des lieux ramena son attention à l’homme assis derrière son bureau.

Rester ici ? C’est-à-dire que ce n’était pas vraiment ce qu’il avait en tête en arrivant à Lifelam … Il rêvait de liberté, d’aventure, de démarrer une nouvelle vie. Kyle allait ouvrir la bouche pour protester, mais Asar ne lui en laissa pas le temps et il n’osa pas l’interrompre, conscient de leur différence de rang.

Ainsi, son guide avait un nom. Il l’enregistra dans un coin de sa mémoire.

Décidément, ce n’était pas du tout ce que Kyle avait eu en tête en gagnant Lifelam au péril de sa vie. Mais … qu’avait-il vraiment eu en tête en quittant la demeure de son ancien maître ? Il ne savait rien faire d’autre qu’être domestique. L’homme qui l’avait recueilli lui promettait, une éducation, un toit, à l’abri des intempéries, des vêtements, de la nourriture. A cette mention, son ventre gronda pour exprimer son opinion, il n’avait pas mangé depuis l’avant-veille. Contractant ses abdos, Kyle ne dit rien, ne cilla pas à la récrimination impolie de son estomac. Après tout, ce que lui proposait l’étranger était un bon compromis pour démarrer une nouvelle vie. Il lui offrait somme toute plus de liberté que son ancien maître, et les domestiques qu’il avait pu croiser jusqu’ici semblaient propres et bien traités. A lui de saisir les opportunités qui s’offriraient à lui pour faire que sa nouvelle vie soit meilleure que l’ancienne. Ces gens ne le connaissaient pas, il n’appartenait qu’à lui de leur prouver qu’il valait mieux que ce que tous ceux qu’il avait croisés jusque là ne l’avaient estimé.

Il se doutait que le nouveau venu avait du mal à se repérer, après tout l'endroit était immense et tous les couloirs avaient tendance à se ressembler. Sans compter que ce n'était pas comme si l'homme prenait le temps de lui montrer le chemin, non là il allait vite de façon délibérée, afin de ne pas faire attendre son maître plus longtemps que nécessaire. Il aurait le temps de lui apprendre les trajets qu'il devait connaître après, mais aussi et surtout les endroits de la demeure auxquels il lui était interdit d'avoir accès. Ils arrivent finalement au bureau, alors qu'il explique tout à son maître avant d'attendre silencieusement, les mains croisées dans le dos, immobile. Il voyait bien la surprise sur le visage du nouvel arrivé, sans doute s'accrochait-il encore à des espoirs vain que la vie était meilleure ailleurs. La vie était pareil partout, surtout quand on était esclave il fallait bien qu'il se fasse à l'idée.

Mais Amir savait aussi qu'il n'était pas mal tombé. Son maître était quelqu'un d'exigent et d'intransigeant mais il ne frappait pas, il ne torturait pas ses esclaves, ce n'était pas son genre. Si vraiment un esclave devenait trop pénible il était certes vendu à des gens capables de faire ce genre de choses mais cela n'arriverait jamais sous ce toit et encore moins de la main de son maître. 

Asar ne bougeait pas son regard perçant du jeune garçon face à lui, détachant chacun de ses mots sans le moindre accent mais avec un ton qui ne laissait clairement la place à aucune réponse de sa part à part un oui. Ce n'était pas le genre à accepter un quelconque refus, et si Kyle lui causait le moindre embarras ou ne respectait pas ses instructions il n'hésiterait pas à s'en débarrasser. 

S'inclinant devant son maître, Amir se dirigea vers la sortie du bureau en entraînant Kyle avec lui, sans lui laisser d'autre choix que de s'incliner lui aussi avant de quitter le bureau de leur maître. 

Il regarde le jeune, attendant sa réponse avant de reprendre un autre chemin dans l'immense demeure.

Là encore ce n'était pas une question, seulement des informations. Ils finirent par rentrer dans une nouvelle pièce qui s'avéra être une cuisine, avec un équipement basique.

Il lui fit signe d'aller s'asseoir à la table où se trouvaient déjà d'autres servants assis en train de manger et de parler un peu, le laissant se présenter. 

Kyle suivi le mouvement d’Amir, il s’inclina et quitta la pièce, sans un regard en arrière.

- Oui, m’sieur.

Il hoche la tête pour appuyer son propos et emboite le pas à Amir, se laissant guider vers la promesse du repas qu’il lui avait faite. Il aurait besoin d’un peu de temps pour analyser et enregistrer tous les changements qui survenaient trop rapidement dans sa vie. S’il connaissait les us et coutumes de la maison où il avait servi autrefois, il ne connaissait rien des exigences de ce nouveau maître.

Lorsque les deux hommes arrivèrent à la cuisine, Kyle prit le temps de faire le tour des lieux du regard, enregistrant au mieux la disposition des lieux. L’adrénaline ne suffisait plus à compenser la fatigue de ces derniers jours. Obéissant à l’injonction muette du majordome, Kyle gagna la table, saluant les serviteurs déjà présents.

Il ne s’étendit pas, et se servit du plat chaud que l’on partageait avec lui.

Sans trainer pour autant, il mangea en profitant de chaque bouchée qui remplissait son estomac trop creux et réchauffait son corps et son âme. Écoutant d’une oreille distraite, il repassait dans son esprit les derniers évènements.

Une fois qu’il eut terminé, il fit sa vaisselle dans un baquet d’eau à disposition, où il avait vu d’autres faire, puis se tourna vers Amir, prêt à continuer son apprentissage des mœurs de sa nouvelle demeure.

Il se contenta ensuite de guider le plus jeune jusqu'à la pièce qui servait de cuisine et de lieu de sustentation pour les domestiques. Il ne s'embêtait pas à essayer de lui expliquer quoi que ce soit, vu son regard actuel, nul doute que ce qu'il dirait ne servirait à rien donc autant ne pas s'embêter. 

Une fois arrivé dans la cuisine, il le laissa faire sa vie, en profitant pour sortir de la pièce en sachant qu'il serait surveillé pour aller s'entretenir avec le maître des lieux. Les autres domestiques feraient sans doute un bon accueil au nouveau venu, du moins c'était ce qu'il leur avait demandé. Un domestique heureux est quelqu'un qui travaille bien et volontairement. Il discuta brièvement avec Asar de toutes les suites de la journée, de tout ce qu'il y avait à faire et des nouveautés, avant de revenir dans la cuisine apparemment au moment ou Kyle venait de finir de faire sa vaisselle. Au moins il avait les bons réflexes. 

Ce qui lui permettrait de jauger ses compétences en cuisine avant de voir s'il pouvait faire la cuisine pour leur maître ou non, il fallait quand même un minimum de talent. Et sinon et bien il se contenterait de faire la cuisine pour eux. 

Le guidant à travers la demeure, il lui montra les trajets qu'il avait besoin de connaître, les pièces dans lesquelles il aurait besoin d'aller et surtout les parties qui lui étaient interdites, notamment l'aile réservée au logement de leur maître. Il le guida ensuite à l'extérieur pour lui montrer le domaine, les écuries et autres bâtiments se trouvant un peu à l'écart. Une fois le tour terminé, il ramena Kyle à l'intérieur, désignant un autre domestique en train de faire le ménage.

Après s'être assuré que le nouveau venu avait bien compris le message, Amir disparut au détour de l'un des couloirs de la demeure sans rien ajouter. 

Kyle haussa un sourcil, perplexe. À lui de faire le repas ? Demain ? Il ne put empêcher le coin de ses lèvres de se retrousser en un rictus indéfinissable. Il le ferait. Il était plein de bonne volonté, c’était indéniable … mais ses camarades accepteraient-ils de manger ce qu’il aurait préparé ? C’était beaucoup moins sûr. Ce n’était pas pour rien qu’il avait été banni de la cuisine de son ancien maître. Sauf pour éplucher les légumes et faire la vaisselle, il n’était pas bon à grand-chose dans une cuisine. Mettez-le à surveiller la cuisson, il faisait bruler le plat, car il finissait immanquablement par rêvasser. Mettez-le à l’assaisonnement, et il faisait tomber le bac d’épices dans le potage …

Kyle sortit de ses pensées et obtempéra. Il suivit Amir sans un mot, prenant des notes mentales sur la disposition des lieux. Il ne se faisait pas d’illusions, il lui faudrait quelques jours pour se sentir un peu moins perdu dans le domaine.

Kyle acquiesça sans un mot et passa le reste de la journée à suivre son nouveau guide. Il en profita pour faire plus ample connaissance avec l’homme et avec les coutumes de la demeure. Le soir, il gagna la couche qu’on lui avait désignée et s’endormit sans difficulté, épuisé par la journée qu’il venait de vivre.

Le lendemain, Amir vint le chercher. Le lendemain, Kyle cuisina pour les autres serviteurs de la maison. Comme attendu, le ragout qu’il avait confectionné était … indéfinissable. II était certain que Kyle n’était pas prêt de cuisiner pour le maître.

Les premiers jours, Kyle passa d’une tâche à une autre, se familiarisant avec chacun. Le mot était passé, et les domestiques du seigneur Lasri s’attachaient à corriger son langage, avec plus ou moins de tact. Malgré quelques impairs et maladresses, Kyle ne tarda pas à trouver sa place dans la routine du domaine.

Et c’est ainsi que Kyle commença sa nouvelle vie à Lifelam.