C'était l'odeur du calme.
L'odeur du café d'Ed'.

Kris avait connu l'ex-propriétaire, un roux très doux, percé de partout et qui avait déménagé aux côtés du fossoyeur de l'époque. Couple atypique, sûrement une histoire plus profonde dont il n'avait pas eu le temps de lire les pages.
Si le nom du domaine n'avait pas changé (les habitants de Lifelam sont trop attachés à leurs petites habitudes), le café était dirigé de la main calme et efficace d'Edward désormais. Un regard connu de quelques soirs. Un peu d'alcool et une poignée d'heures. Comme le reste du monde, cela faisait une éternité que Kris ne l'avait pas croisé. Plusieurs mois, presque deux années si on se refaire au début de sa descente dépressive.

Puis il y avait eu l'accident, le coma, le réveil et l'hospitalisation. Il ne portait plus importance à ce genre d'événements : les accidents, il y était abonné. Les infirmières l'appelaient par son prénom tant il avait passé de temps dans l'enceinte de l'hôpital, entre son dernier séjour et les greffes de peau pour réparer sa chair agressée.

Il faisait beau. L'air était encore froid et humide des vents marins. C'était peut-être parce qu'on n'était qu'en début d'après-midi, mais peu de tables étaient occupées lorsque le presque trentenaire posa son manteau sur le dossier d'une chaise. Les mouvements lents comme précautionneux, le brun se dirigea vers le comptoir, y appuyant un coude pour s'immobiliser.

- Bonjour. Je vais prendre un expresso s'il vous plaît.

Son visage jadis marquée de fatigue et de détresse ne renvoyait aucune émotion. Si ce n'est le calme, rien ne pouvait être lu dans ses yeux. Les analyses n'avaient pas totalement été rendu mais il le savait déjà : quelque chose avait changé.

Le rush du midi était passé et Edward s’occupait à ranger et nettoyer le reste de ce midi. Il alternait entre la vaisselle et le service des quelques clients qui restaient. Petit moment de calme sans en être vraiment un, il s’agissait d’un petit moment que Ed aimait bien. Comme ça il profitait de la redescente de l’adrénaline et se prenait généralement une boisson.

Il se préparait un café lorsqu’il entendit la porte du café tinter joyeusement, signe qu’un nouveau client venait d’entrer. Sourire professionnel sur les lèvres, celui-ci mourut presque instantanément pour laisser place à une expression de surprise.

Kris ?

Murmure inaudible, il le regarda s’avancer jusqu’au comptoir et lui parler d’un visage totalement inexpressif… Il le vouvoyait, il était très formel avec lui ? Bon sang ? Il ne se souvenait pas de lui ? Petit coup pour l’orgueil d’Edward qui n’avait aucune idée de ce par quoi était passé l’italien.

Bonjour…
Je vous le prépare de suite monsieur ~

Petite ironie au passage, Edward était fier et ne pas être resté au moins connu un minimum dans la mémoire de quelqu’un c’était franchement vexant, surtout que lui se souvenait.

Un expresso bien serré, comme d’habitude ~

Oui, il était assez vexé et gamin pour montrer par cette phrase que lui n’avait pas oublié. La subtilité et la neutralité en tout temps des nobles, il les avait envoyé valsés il y avait bien longtemps en même temps que ses illusions de jeunesse. Pour autant, il ne cherchait pas querelle avec lui, juste à marquer le coup.

- Bonjour… Je vous le prépare de suite monsieur ~

Kris nota un coin de sourire crispé mais ne rétorqua pas.
Il pensait que lui avait été oublié mais visiblement... Son regard s'attarda sur le dos de l'homme qui préparait son café, avant que la tasse ne revienne cogner le comptoir face à lui et juste à côté de la carte bleue qu'il avait préalablement préparé.

- Un expresso bien serré, comme d’habitude.

L'italien prit la tasse entre deux doigts abimés et la porta à ses lèvres sans répondre.
Il goûta l'odeur piquante, l'amertume sur sa langue, la chaleur contre sa gorge en gardant les yeux fermés pour essayer d'y associer une émotion. Quelques brides de son pays et de ses premières tasses détestées de café mais très peu d'émotions associées.

-Il est aussi délicieux que d'habitude. Merci Ed'.

Presque personne dans le café. Le calme et la paix, c'est à ça qu'aspirait le tatoueur pour le moment. Ses mains englobèrent les deux côtés de la petite tasse comme pour la garder au chaud, pianotant légèrement sur la céramique sans pouvoir entendre le bruit de ses ongles trop courts car ayant été à moitié arrachés dans l'accident.

- Tu allais te faire un café, non ? Kris avait remarqué que c'état ce qu'il faisait lors de ses pauses. Je n'attends personne, alors je peux t'accompagner s'tu veux.

Peut-être qu'ainsi il verrait disparaître la commissure de ses lèvres étrangement crispés et l'étincelle d'agacement dans ses yeux. Malgré le nombre de passage dans son lit - surtout à une certaine période de sa vie qui lui semblait bien lointaine maintenant -, McGeyver n'oubliait que rarement un visage. Et celui d'Ed', associé ainsi à cette boisson presque divine, ne risquait pas de quitter sa mémoire de ci-tôt. L'accident lui avait - grâce au ciel - visiblement épargné la perte de souvenirs. Quoique ça aurait été utile dans un certain nombre de cas. Dommage qu'on ne puisse pas choisir ce qu'on y gagne et ce que l'on y perd.

- C'est un nouveau grain ?

Réaction un peu excédée et puérile passée, Edward le regarda captivé boire ce fichu café alors qu’il se demandait juste s’il se souvenait de lui. S’il se souvenait de lui… C’était très égoïste comme idée pour celui qui ne voulait plus nouer de relations ni de lien avec qui que ce soit, enfin rien au-delà de l’amitié. Il se sentit bien stupide l’instant d’après quand il s’entendit appelé par son diminutif.

Tu as failli me faire peur à me parler comme si tu ne me connaissais pas…

Edward se détendit instantanément, prenant tout cela comme une blague venant de l’italien, n’envisageant pas autre chose de toute façon. Continuant de préparer sa propre tasse, il la posa devant lui, geste qu’il n’aurait pas fait devant un client mais Kris n’était pas un simple client.

Tu te souviens encore du goût qu’il a ? Pourtant, ça fait longtemps que t’es pas venu en prendre un par ici

Parlait-il toujours de l’expresso ? Mystère, en tout cas, il but une gorgée de son café avant de poser de nouveau son regard chaleureux sur cette personne dont il avait du mal à qualifier la relation qu’ils avaient. Amis, amants, juste de simples connaissances ?

Mais oui, tu as raison, j’ai changé de grain
T’as le temps qu’on s’installe et qu’on papote deux minutes ou t’es juste venu prendre un café ?

Dans l’un comme dans l’autre des cas, Edward suivrait le moment. Tout avait toujours été simple et limpide entre eux et il ne voyait pas de raison que cela change. Même s’il ne cherchait pas de longues relations, Edward aimait garder le contact.

- Tu as failli me faire peur à me parler comme si tu ne me connaissais pas…

Le tatoueur s'arma de silence, fixant la fumée légère qui s'échappait de la crema de son café.
Il allait certainement faire peur à beaucoup de gens désormais. Le fringuant jeune homme coureur de jupons transformé en un presque trentenaire lourd de vie, au cerveau trop abimé pour ressentir et exprimé correctement les émotions.

- Tu te souviens encore du goût qu’il a ? Pourtant, ça fait longtemps que t’es pas venu en prendre un par ici.

Le sous-entendu lui échappa mais eut au moins le mérite de lui faire remonter la tête. S'attardant sur le visage gracieux face à lui, Kris prit quelques secondes pour essayer de déchiffrer ce qu'il était censé percevoir dans ses yeux : une éclaircie détentrice d'un savoir perdu. L'érosion des sens et le déchiffrage corporel.

- C'est le meilleur café de la ville.

Silence. Question.
Kris baisse les yeux vers son café.

- J'ai du temps. Beaucoup de choses à raconter. Je préfère commencer par toi.

Style télégraphique. Italien mais pas poète, il y a tout de même de cela quinze ans que le brun aux yeux vairons n'avait pas été aussi peu expressif dans ses tournures de phrase. Son ongle tapota contre la céramique de sa tasse, puis deux fois contre le bois du bar.

- Qu'est-ce que tu deviens, Ed' ?

Kris haïssant le small-talk, mais c'est comme s'il tentait de trouver refuge dans n'importe quoi. N'importe quoi qui lui permette de ressentir un semblant d'émotivité disparue.

Face à ses questions, Edward put se rendre compte qu’il se retrouvait face à un silence assourdissant… Donc il ne voulait pas parler, ok, ça Edward plus que personne pouvait le comprendre. Par contre, la suite, il ne comprit pas trop. Il avait des choses à raconter ? Kris avait l’air assez grave pour qu’il s’en inquiète.

Vas-y, je bouge pas d’ici tu sais

Edward lui assurait par ses mots qu’il n’y avait pas d’urgence ni d’obligations. Kris pouvaient prendre son temps pour lui dire ce qui semblait être une vérité difficile à digérer. Lui-même ne pouvait jeter la pierre, il avait traversé ce désert de réponse ou d’écoute et il ne pouvait laisser cet homme, cet ami vivre cet enfer sans se proposer d’être une oasis, même un simple mirage apaisant au loin une âme en souffrance. Visiblement, il fallait que ce soit lui qui se lance en premier pour lancer la chose.

Depuis que je t’ai vu ? Pas grand chose à dire vrai…

Et bon, même si ce n’était pas parfait, Edward avait trouvé un équilibre dans cette vie imparfaite. Non, il n’avait pas de charmant compagnon qui l’attendait sagement à la maison, rêvant à un mariage ou la construction d’une famille. On lui avait bien fait comprendre qu’il n’était pas dans la norme et au final il avait embrassé ce point. Oui, il ne serait pas comme les autres à chercher cette âme sœur prête à vous vendre pour quelques Livres Sterling.

Je suis toujours au même endroit, je crois que c’est ça mon repère ce café…
La pierre est plus fiable que la chair non ?
Et toi, dis-moi, tu deviens quoi ?

Il ne bouge pas. C'est bien, Kris avait remarqué. Toujours au même endroit à cet instant T. Mais sur le moment, il ne comprenait pas pourquoi Ed' semblait avoir le besoin de préciser cette observation qu'il pouvait lui-même faire. Et puis il se rappela des mots du médecin. Des difficultés avec le second degré pendant un moment. Alors il ne dit rien, fit mine de comprendre et hocha la tête.

- Je suis toujours au même endroit, je crois que c’est ça mon repère ce café…La pierre est plus fiable que la chair non ? Et toi, dis-moi, tu deviens quoi ?

Le brun eut une vague pensée pour le  White Leviathan qui attendait désespérément le retour de son propriétaire, pour les demandes de tatouages qui s'accumulaient dans sa messagerie et à la poussière qui s'installait sans qu'il ait pris la peine de la nettoyer.

- Rien d'incroyable. J'ai eu un accident de voiture. Perdu quelques facultés, genre difficulté émotionnelle, à parler, à mémoriser des trucs.

Ça parait terriblement banal quand il le dit. "Oh rien juste un accident, j'ai genre un truc grave tous les trois ans je suis habitué". Kris fixa le fond de sa tasse dont la porcelaine apparaissait sous le virage que prenait le café.

- Je n'sais pas si j'vais rouvrir le White Leviathan.

Etait-ce conséquence de l'accident cette absence d'envie de tatouer ? Ou la gangrène avait-elle commencé à se développer avant, pendant ces longs mois d'un retour de dépression et de prise de toxique sévère ? Cet univers dans lequel il se réfugiait, qui avait toujours été bénéfique à sa santé mentale semblait désormais loin, presque hors d'atteinte. Si l'art ne l'intéressait plus, qu'est-ce qui le ferait ?

- J'sais pas trop quoi faire d'ma vie. J'en reveux bien un s'il te plait.

Edward avait parlé du manque de choses dans sa vie… qui était son drame, sa porte fermée, son mur… et il fallait dire qu’il n'était pas prêt à entendre la suite. Oui, Kris avait l’air d’avoir vécu des choses mais un accident… Quelque part, égoïstement, Ed eut un pincement au cœur… On ne l’avait pas prévenu, il n’était pas assez important pour cela… C’était totalement égocentrique oui, c’était certain mais il n’avait rien contrôlé.

Bien sûr, la seconde d’après, cette pensée s’était envolée et il serra la mâchoire. Le prendre en pitié n’était pas ce pourquoi Kris lui apprenait son accident. Il y avait des séquelles, pour parler et se remémorer… Il essaya de digérer la chose.

Je suis désolé pour toi Kris…
Et c’est définitif ou tu peux récupérer ?

Question générale qu’il pouvait totalement esquiver s’il le voulait. Ed n’était ni psy ni l’inquisition pour son ami ou tout autre d’ailleurs. La partie sur le White Leviathan lui fir hausser un sourcil avant qu’il ne boive une gorgée et ne dise le fond de sa pensée.

Tu le rouvre si tu veux, si t’as pas l’envie ça marchera pas

Reprenant la tasse pour le resservir, il savait la pression que les autres mettaient surtout pour ceux qui géraient ce qu’ils appelaient leurs endroits sacrés… Au passage, ils en oubliaient que c’étaient des êtres humains qui mettaient tout cela sur pied et donnaient de leur personne pour que ces idées prennent vie. Ed reposa la tasse devant Kris, son regard ambré sur lui.

Et t’as envie d’un truc en particulier ? Si tu me sors Astronaute, je peux rien pour toi

Petit sourire, il lui tendait la main, un peu. Edward n’était pas fort dans ce domaine, il essayait d’aider comme il pouvait.

- Je suis désolé pour toi Kris… Et c’est définitif ou tu peux récupérer ?

Il hausse vaguement les épaules. Son accident avait fait suffisamment de bruits dans le journal pour qu'au final très peu viennent le voir : le titre parlait davantage de celui qui lui était rentré dedans (un gars riche qui tenait le grand hôtel, forcément c'est plus intéressant) que de lui, même s'il avait été vaguement cité. Sa chambre avait été vide la plupart du temps, sauf de rares âmes qui avaient trainé leurs carcasses jusqu'à son siège.

- Y a d'la rééduc'.

C'est quoi le point déjà.
Il hausse de nouveau les épaules.

- J'sais pas si j'en ai envie.

C'est la première fois depuis des mois qu'il peut tenir une discussion, dans un café, sans avoir envie de s'enterrer six pieds sous terre. Sans avoir besoin de consommer matin, midi et soir pour garder un semblant d'énergie. L'hospitalisation avait eu cet avantage de sevrage, également, bien qu'à certains moments, son corps se dirige automatiquement vers le tiroir haut de sa table de chevet. Pas de plaisir à être là mais pas d'horreur et d'angoisse incontrôlées. Ce n'était pas particulièrement agréable, pas désagréable non plus.
C'était peut-être mieux comme ça.

Ed' ne répondit pas par des injonctions et des devoirs face à son sous-entendu de lâcher le monde du tatouage. Intérieurement, Kris valide et se rassoit mieux. Et c'est seulement quand sa main entoure la tasse de café qu'il intègre et comprend l'action qui venait de se dérouler à l'intérieur de lui. C'est comme si, en cet instant, il était bien plus aisé de comprendre ses fonctionnements et mécanismes internes puisqu'ils n'étaient plus teintés d'émotions et de sentiments colorés partant dans tous les sens. Ainsi, Kris comprend rapidement que sa mention du White Leviathan visait davantage à une attente de réaction, d'une "bonne" ou "mauvaise" réaction de la part du barista. L'injonction, l'obligation, la pression ou l'intérêt pour l'humain derrière ? Ed' avait tapé dans la bonne zone, ainsi, dans une lenteur silencieuse, les muscles du blessé se déliait.

- J'sais pas. On dirait que j'ai envie de me retrouver mais en même temps non ? Avant l'accident j'allais... j'étais une vrai merde, sur tous les points, ça f'sait des mois que je voyais personne. Puis du jour au lendemain j'ai pris un avion et j'me suis barré dans un coin de paradis avec un gars que j'aime bien. Que j'aime ? Aimais, j'sais pas. Lui aussi c'était une merde à ce moment là, j'pense que j'ai eu le goût d'une espèce de syndrome du sauveur ou un truc comme ça ? Il fait un geste vague de la main, fronce les sourcils. C'est comme s'il parlait de quelqu'un d'autre, ça parait si loin. On dirait que ma quête... ouais comme ça ça fait très donjons et dragons mais t'as compris. 'Fin ce que je cherchais, j'l'ai pas trouvé. On dirait que j'sais plus trop où chercher ?

Il goûte le café, ferme les yeux en soupirant légèrement.
Son attention se repose sur le brun, détaille son visage calmement. Il est vraiment beau.

- J'ai la flemme de retomber dans mes anciens problèmes, tu vois. Mais on dirait que mon corps .... il recherche ça ? Ce qu'il a connu j'veux dire. Genre ... la drogue, l'alcool, le sexe. Beaucoup de sexe. Mais ... 'fin j'ai fais ça pendant des années, ça comblait un truc mais là j'suis un peu "à sec" mentalement donc. Il mime les guillemets avec ses doigts. J'pense pas que ça m'apporterait quoi que ce soit.

Quelqu'un entre dans le café, rejoint une femme au fond à gauche. Kris suit d'un regard en coin, les déplacements. Reste fixé par-dessus son épaule gauche.

- J'sais à peu prêt à partir de quand ça a commencé officiellement à dégringolé mais officieusement ça fait des dizaines d'années. Le tatoueur c'était le seul truc stable mais du coup bah ... à part faire un job alimentaire, j'ai la flamme de rien. J'imagine que ça s'voit. Lâche-t-il dans un presque ricanement.