Des bars, il y en avait partout sur l’île. Dans des zones sûres, pour les honnêtes gens, et dans des zones où ces mêmes personnes ne se risqueraient pas après la nuit tombée. Ceux-là étaient regroupés dans le quartier rouge. Ceux-là n’étaient pas à la portée des affaires du blond. Enfin … n’auraient pas dû être à sa portée, s’il avait été raisonnable, à l’écoute de l’instinct qui hurlait "danger", à l’écoute des mises en garde de ses hommes, de l’avocat qu’il avait consulté, de la Raison elle-même. Mais il n’était pas à l’écoute. Seule la voix de son géniteur résonnait encore et encore dans son esprit, le sommant d’étendre leur empire, quitte à se mettre en danger. Et ce soir, c’était bien ce qu’il avait prévu de faire. Se mettre en danger. Ses excursions au Lux n’avaient pas fait bouger les Japonais le moins du monde. Cela mettait-il le danois en confiance ? Peut-être … Peut-être pas. Il était issu d’un peuple de navigateurs, par conséquent, il avait appris à se méfier de l’eau qui dort … Toujours était-il que, ce soir, il avait décidé d’étendre son royaume naissant jusque dans le quartier rouge. Au nez et à la barbe des Japonais. Qu’ils viennent l’arrêter s’ils l’osaient …

Enfilant son éternelle veste en cuir noir par-dessus une chemise bleu roi et un jean noir moulant, il coiffe rapidement ses cheveux blonds, les rejetant loin de ses yeux. Il avait hésité à couvrir les cicatrices sur sa pommette, vestiges visibles d’une rixe récente, mais avait fini par renoncer à l’idée, préférant les assumer. Les points de suture allaient bientôt être retirables, il en avait d’ailleurs déjà fait sauter quelques-uns à force de les tripoter d’un ongle agacé … Un pistolet glissé dans sa ceinture, invisible sous la veste, un couteau papillon planqué dans une poche, il était prêt. Ce soir, il allait négocier.


Le bar n’avait rien d’exceptionnel, perdu dans l’une des ruelles des bas-fonds de Lifelam … coincé dans une place peu reluisante, il ne devait pas forcément tourner au mieux. Une perte minime pour les Japonais donc, si Irwaen parvenait à l’infiltrer. De quoi attirer peu l’attention, mais un endroit où commencer à frapper dans leur territoire. Prenant le temps d’observer son environnement et les quelques visages fermés qui s’y trouvent, il se dirige d’un pas souple et assuré jusqu’au bar, alpaguant le patron pour qu’il lui serve un verre. Aussitôt demandé, aussitôt servi. L’homme semblait aux rats qui peuplent les lieux, malingre, pâle, prêt à tout pour quelques pièces, facilement corruptible en somme. Prenant le temps de siroter son verre un instant, une mauvaise bière de faible qualité, le danois se penche un peu vers l’homme pour lui souffler.

- Y a une cave ici, patron ?

La réponse ne tarde pas, l’homme hoche la tête, sans piper mot. Bien, silencieux en plus de ça…

- T’aurais une pièce où discuter … ? Loin des oreilles … indiscrètes … ?

Il lui sourit, un sourire innocent, charmeur, sûr de lui alors qu’il fait jouer une pièce entre ses doigts. Une pièce, c’est plus facile de jouer avec qu’un billet … Mais le signe est là. Il est connu visiblement, et rapidement l’homme lui fait signe de le suivre. Ensemble, ils gagnent l’arrière-salle où les attendent une table et deux chaises. Prenant ses aises, bière à la main, le blond s’assure que la pièce est bien vide, la porte bien fermée, et malgré tout, il chuchote ses propositions à voix basse. Son ton est sérieux. Il n’est plus là pour jouer. Il est là pour gagner. Une cave, dans un bar mal famé, quoi de mieux pour des transactions illicites, des négoces de l’ombre, des combats et paris clandestins ? Il place ses conditions, les rétributions, les règles, promettant un gain élevé à l’homme. Il voit bien ses craintes, sa défiance, mais il les balaye d’un revers de main. Les Japonais ? Il n’en a pas vu l’ombre. Il assurera la sécurité du lieu - enfin, ses hommes, lui, il a mieux à faire…

Les minutes s’égrènent, et l’homme semble alléché, bien que sur la réserve. Il semble avoir besoin de réfléchir pour rendre sa réponse. Qui pourrait l’en blâmer ? Il s’apprête à changer de camp, à devenir l’un des pions d’une guerre qui pourrait bien être meurtrière …

- Je vais te laisser réfléchir à ma proposition, tu as jusqu’à la fin de la soirée … Ensuite … je ne peux pas garantir que tu n’y perdes pas au change …

Le blond lui sourit largement, enjôleur, angélique, ses émeraudes pétillent de confiance en soi, de calme. Son interlocuteur acquiesce silencieusement, qualité que le danois apprécie … puis tous deux regagnent la salle. Elle s’est à peine remplie, et le blond s’accoude à un coin du comptoir, surveillant aussi bien la salle que le barman qui s’éclipse dans la cuisine un instant, lui apportant obséquieusement des gâteaux apéritifs, ou du moins ce qui peut s’en rapprocher, lui offrant un sourire et un regard entendu… Irwaen lui rend calmement son sourire, piochant d’une main distraite dans les bols qui lui sont offerts, s’imprégnant de la faune locale … un nouveau pion était avancé …

Depuis qu'ils avaient débarqués sur l'île, il gardait quand même un œil sur cette situation. Bien évidemment qu'il avait été informé de la présence des danois sur son territoire, avant même qu'ils n'arrivent jusqu'à l'île d'ailleurs. Et de la même façon, bien évidemment qu'ils étaient surveillés depuis qu'ils étaient arrivés. Chaque mouvement qu'ils faisaient était directement rapporté au grisé, qui avait d'ailleurs un dossier sur chacune des personnes présentes, avec toutes les informations dont il pouvait avoir besoin. Non pas qu'il est forcément tout retenu, surtout leur nom, mais il avait les informations importantes, au cas où. 

Jusque là il n'avait rien fait. On ne pouvait pas dire qu'il les considérait comme une menace, ou même qu'il les considérait tout court. S'ils n'avaient rien de mieux à faire que venir jouer un peu, grand bien leur fasse, et s'ils étaient assez stupides pour essayer de prendre ce qui était à eux et bien...Il n'aurait qu'à les éliminer. Ce n'était pas comme si leur petit groupe serait particulièrement difficile à détruire et le reste de leur organisation...Et bien s'il voulait poursuivre dans la même direction, il subirait le même sort. Le japonais avait déjà réussit à détruire une mafia entière en une seule nuit, une seule action soigneusement orchestrée, et ce n'était pas comme si le refaire lui faisait peur. Donc pour le moment il avait choisit de les laisser se promener, sous surveillance certes, mais à leur guise. Faire quelques accords d'une importance ridicule. Histoire de voir s'ils deviendraient plus gourmand et rendrait la partie de chasse plus intéressante. Quitte à se débarrasser d'eux, autant que cela représente un minimum d'intérêt et de challenge. Mais jusque là ils ne s'étaient intéressé qu'à des établissements qu'eux même négligeaient ou presque, pas de quoi justifier de perdre du temps ou de risquer d'avoir des blessés.

Ce soir là il était simplement à son bureau, chose totalement inhabituelle pour lui mais avec toute cette branche à gérer il avait du concéder à quelques nouvelles choses, quand on était venu le voir. Un de membres du clan qui avait reçu une nouvelle d'un des établissements avec lequel ils étaient en accord. Apparemment, un homme qui serait le chef du groupe de danois de l'île était venu lui proposer une trahison pour passer dans son camp. Un sourire moqueur étira les lèvres du grisé. Voilà un mouvement bien imprudent... Les gens qui dirigeaient ce genre d'établissement fonctionnaient effectivement souvent à l'argent donc les payer plus pouvait se tenter. Mais s'il y avait une chose qui fonctionnait encore mieux, c'était la peur. Et visiblement, les japonais l'effrayait plus que cet étranger. Le grisé renvoya d'un geste l'homme venu lui apporter la nouvelle, réfléchissant à la suite. Sans aucun doute, il pourrait y aller avec plusieurs hommes, et le capturer ou le tuer pour le renvoyer chez lui en morceau...Mais ce serait trop simple. Autant jouer. Et vu son imprudence, il voulait à quel point il était idiot et s'il s'était renseigné assez sur eux ou s'il pensait ne rien risquer sur cette île pourtant clairement revendiqué. 

Se levant finalement de sa chaise, il passa rapidement se changer, quittant le style typiquement japonais qu'il abordait jusque là pour une tenue plus passe partout, chemise et jean avec une veste en cuir, ses armes soigneusement dissimulées et ses cheveux libres dans son dos, les mèches cachant en partie ses yeux. Une fois prêt, il quitta le bâtiment sans un mot à quiconque, il y avait toujours un homme à le surveiller et il n'était pas vraiment en danger de toute façon, pour monter dans sa voiture et se diriger vers l'endroit en question. 

Une fois sur place, la voiture garée et le moteur éteint, le japonais quitta son véhicule, poussant quelques instants plus tard la porte de l'établissement pour se glisser à l'intérieur. Un bref regard d'avertissement au patron à son entrée pour bien lui faire comprendre qu'il avait pas intérêt à cracher le morceau et il s'avança dans les lieux, balayant l'endroit de son regard acier. Il ne lui fallu pas longtemps pour repérer sa cible accoudée au bar, même si son regard ne s'arrêta pas plus sur lui que sur les autres. En revanche, il ne quittait pas sa vision périphérique et le tueur attendait de voir s'il allait avoir ne serait-ce que des soupçons sur sa personne. 

S'approchant souplement du bord, le japonais s'y accouda avant de commander une vodka d'un ton sec et ferme au barman qui le servit aussitôt, dans des gestes que le métisse ne manqua pas, juste au cas où, avant qu'il ne laisse à nouveau errer son regard sur les clients de l'endroit en portant son verre à ses lèvres, assez amusé par ce petit jeu. Si l'autre s'était mis en danger en venant ostensiblement sur son territoire, lui en faisait autant car le tout pouvait bien être un piège et il y avait toujours le risque d'être reconnu. Mais que serait la vie sans risque et sans adrénaline ? Plus qu'à voir qui ferait le premier pas. 

Irwaen était accoudé au bar depuis un petit moment déjà lorsqu’une silhouette longiligne entra dans l’établissement. Ce n’était pas le premier à entrer ou sortir depuis que le danois était là, mais c’était le premier qui attirait son attention. Un bref instant, tous parurent retenir leur souffle, avant que les conversations ne reprennent à voix basse. Un peu plus basses encore qu’avant sans doute. Le changement avait été infime, si infime que le danois aurait pu penser avoir rêvé. L’homme alla s’accouder au bar, sans s’être arrêté visiblement sur quelqu’un, et Irwaen l’observa faire, détaillant tout de lui. Vêtements, stature, allure, aura, attitude, voix….

Il était en territoire ennemi, il ne l’oubliait pas. Un autre aurait pu ne rien craindre, mais Irwaen savait qu’il était -probablement- perçu comme une gêne, à défaut d’être une menace. Ses hommes n’étaient pas nombreux, pas prêts de s’implanter. Toute organisation solide les aurait à peine considérées. C’était là l’idée. S’implanter lentement, par-dessous les radars, sans éveiller de trop les soupçons, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Pour autant, le danois ne se faisait pas d’illusion. Ses hommes lui avaient rapporté la prudence des Japonais nouvellement établis, et il savait qu’il devait être surveillé.

Au changement d’ambiance, même infime, qui avait eu lieu, le blond n’avait aucun doute que l’homme devait faire partie des Japonais. Pour autant, il n’en avait pas fortement les traits … ou peut être que … Il laissa son regard errer un peu plus sur l’homme, délaissant le groupe qu’il avait pris en ligne de mire pour garder le nouveau venu en vision périphérique. Les yeux un peu plus en amande que la moyenne peut-être ? Un visage lisse, sans ride, sans expression. Peut-être était-ce là un Japonais ? Ou un métis ? Détournant le regard de l’homme, Irwaen plongea dans ses souvenirs, se mordillant la lèvre pensivement. Ses hommes n’avaient pas été foutus de lui rapporter des photos des hauts dirigeants du clan ni du fameux « Shinigami ». Mais du peu qu’il avait pu voir, l’homme qui se tenait au bar n’apparaissait sur aucune des photos prises. Était-il un sous-fifre tellement insignifiant que ses hommes n’avaient pas jugé bon de le prendre en photo ? Peut-être … Un haut dignitaire de la mafia japonaise ? Mais que diable venait-il fiche dans un bar aussi miteux ? Improbable … Peut-être Irwaen se faisait-il simplement des idées et l’homme n’avait-il rien à voir avec l’organisation régnant sur l’île ?

Il savait prendre des risques, et peut-être que cette connaissance aiguë du risque – bien que non écoutée pour rester en sécurité – lui jouait des tours, lui faisant prendre tout nouvel arrivant pour une potentielle menace… peut-être avait-il simplement rêvé l’instant de flottement à l’arrivée du grisé ? Peut-être que son instinct et la somme de mises en garde reçues par ses proches commençaient à lui taper sur le système. Il expira lentement, sans pour autant briser l’attitude calme et décontractée que son corps affichait depuis qu’il s’était installée au bar. Pour l’instant, personne n’avait fait le moindre geste dans sa direction. Enfin. Sauf le Barman qui s’approcha, lui tendant un verre vide et la bouteille de vodka au-dessus, prêt à la remplir.

- De la part de Monsieur…

Il désigna le grisé d’un mouvement de menton, semblant attendre l’accord du blond pour verser le liquide. Irwaen lança un regard au grisé, plissant à peine les paupières, semblant peser le pour et le contre un bref instant avant d’accepter d’un hochement de tête, joueur. Pourquoi diable le nouvel arrivant lui offrait-il un verre ? Était-ce parce qu’il le savait nouveau et lui souhaitait la bienvenue ? Bah voyons … L’avait-il vu, ou senti le regarder et le trouvait-il attirant ? Ça ne fonctionnait qu’avec les petits jeunes cette technique … et encore, cela ne finissait pas toujours bien … ses cicatrices récentes en étaient le témoignage criant. Le blond avait beau aimer jouer de son corps et de son charme, de là à penser que quelqu'un pourrait réellement le trouver attirant sans qu'il ait initié le jeu avant ... Surtout avec sa gueule d’ange encore marquée par la récente rixe à laquelle il avait participé. Paradoxal certes, mais qui a dit qu'Irwaen avait deux sous de logique en lui ? Non, il n’était pas né de la dernière pluie le danois, et il se doutait bien que ce n’était pas un simple geste de bienvenue, surtout en étant en territoire ennemi. Le grisé avait forcément une idée derrière la tête … le tout était de savoir … laquelle. Prenant le verre, il le tendit légèrement en direction de l’homme qui le lui avait offert, inclinant à peine la tête pour le remercier du regard. Il le laisserait venir entamer la discussion s’il en avait vraiment envie …