Il faisait moche. Pas une grande surprise pour un temps d'automne. On était loin des arbres flamboyants et des tas de feuilles dans lesquels se jetaient enfants et chiens avec allégresse. Ici en Angleterre, il faisait juste gris et le pluie trempait le bitume de jour, comme de nuits. Les clients n'étaient pas rare mais la boisson et la fumette avait pris le pas sur les activités habituelles de Kris : sortir. Il en avait besoin. Respirer.
Mais même dehors, tout lui paraissait étouffant. La ville n'était plus si belle, ni joyeuse. Dès qu'il essayait de passer du temps avec quelqu'un que ce soit dans un but amical ou sexuel, l'ennui le rattrapait ; quelques trous noirs, trop de moments dans la lune, il n'était déjà plus dans la conversation au bout de dix minutes et la tierce personne finissait par se vexer. Ainsi, l'italien rentrait bredouille et encore plus ennuyé et déprimé qu'à la base.

Vie de merde.
Le tatoueur n'en pouvait plus du froid, il avait envie de s'expatrier loin. Un soir, allongé dans son lit, l'esprit embrumé par l'alcool, il ouvrit son tiroir double fond et sortit le pochon noir à côté de son gun. Super de garder une arme à feu à côté du lit d'un suicide. Excellente idée, mais Kris n'avait pas de bonne idée en ce moment de toute manière. Les doigts de l'artiste tâtèrent l'intérieur de l'objet avant de le reposer à sa place. Demain, il irait au bureau de change. Il avait besoin de cet argent, ne l'avait utilisé qu'une seule fois depuis que son père adoptif le lui avait mis dans les mains. Mais là, la nourriture commençait à manquer et il sentait venir le mental breakdown.
Mais qui prendre avec lui ? Un ami ? Un amant ? Le brun se mordit la lèvre. Mauvaise idée. Il avait besoin de ... autre chose. Quelqu'un qui ne tenterait pas par tous les moyens de le faire parler, de lui remonter le moral. Quelqu'un qui n'était pas occupé non plus. Mais tandis que son esprit cherchait, son cerveau finit par s'éteindre, le plongeant dans un profond sommeil sans rêve.

Cuver sa gueule de bois le lendemain n'avait rien d'agréable mais étrangement, le brun s'était réveillé avec une idée ou plutôt, une personne en tête. Pourquoi lui ? Le challenge, peut-être. Il allait falloir se battre pour l'emmener avec lui. L'amour du risque, la recherche de l'adrénaline : l'envie de vivre. Tout ça lui avait fait commander deux billets pour plus tard dans la journée. Sans réfléchir, il sortit de son appartement après s'être douché et habillé, le ventre prit par un snack rapide et un verre d'eau. Le trajet ne fut pas long sans surprise, rien n'est jamais loin à Lifelam, surtout lorsqu'on a des grandes jambes. Arrivé devant la porte de Logan, il toqua mais personne ne répondit. Par réflexe, Kris appuya sur la poignée sans trop y croire, jusqu'à ce que la clenche ne claque et que l'appartement ne s'offre à lui.

- ... Logan ?

L'atmosphère était étrange. Tout sauf rassurante.
Peu à l'aise, il pénétra tout de même dans l'appartement avant de se diriger vers la chambre dont émanait une odeur de renfermé.

- ... Eh ça va ? T'avais laissé ta porte ouverte, j'me suis permis de rentrer mais ... Logan ? Eh. Oulah, le blond ne bougeait pas. Kris se rapprocha rapidement pour le secouer doucement avant de s'apercevoir qu'il respirait. Putain, le coup de flip. Putain ... Dans quel état t'es ...

Y avait les cernes. Y avait la maigreur. Y avait l'odeur et le vide dans ses yeux aussi.
Quelque chose était arrivé, de grave pour qu'il se retrouve dans un état pareil. Doucement, le tatoueur le tira par les bras pour lui permettre de s'asseoir, passant sa main dans ses cheveux sales pour les rejeter en arrière.

- Ok ... tu vas prendre une douche et manger un truc ok ? Et après ... on pourra parler. Si tu veux ? Tu voudras ?

Vu son état, pas sûr. Quoiqu'il réponde de toute manière, Kris allait le transporter à la salle de bain et l'aider à se nettoyer si nécessaire.

La vue brouillée. Constamment. Les mains abîmées. La ferraille explosée sur le bitume. La scène qui se déroulait en boucle dans son esprit torturé. Encore. Encore. Encore. Un appel. - Monsieur Taylor ? Encore. Une nouvelle. Le bourdonnement dans ses tympans. Encore. La vie absente du corps allongé dans ce lit blanc. La mort. Encore. Après les éclats de fureur, de détresse, seul le bruit blanc régnait dans le crâne du mannequin. Le trottoir, il l’avait quitté à la manière dont il avait abordé la vie jusqu’à ses douze piges : seul et pareil à un zombie. La démarche lourde d’un poids immense qui s’était abattu sur ses épaules.

Mort.

Un trousseau de clés dans les mains. La serrure, la clé. Tout. Il l’avait laissé, le trousseau, dans la serrure. Ou par terre. Il savait pas. Puis sa longue carcasse s’était écrasée sur le matelas et recouverte d’une couverture pour juste se laisser respirer. Disparaître. Plus exister. Jamais.

Crever.

Des larmes avaient inondé ses joues. Des cris avaient déchirés ses cordes vocales. Le sommeil qui ne venait plus à lui, prit entre cauchemar endormi et terreurs éveillé. Il n’était plus que l’ombre de lui même. Le cafard qu’il avait toujours réellement été. Y’avait eu qu’une raison dans sa vie de pas faire ça. De pas tout arrêter. Et elle était plus là.

La porte plus loin bougeait. Mais il n’entendait pas. Il ne savait plus écouter. Il ne clignait plus des yeux tellement ceux-ci étaient devenus secs et sans éclat. Sa tête dodelinait sans réaction du vivant quand il se faisait remuer pour vérifier qu’il n’avait pas sombrer à son tour. Une carcasse vide. La position assise n’était pas soutenue par son dos. Ses épaules tombaient en avant. Sa tête aussi. Le dos voûté. Y’avait plus aucun effort, aucun souffle de vie dans son être. Qu’un cœur qui battait trop fort pour lui. Le contact ne le faisait même pas ciller. Il n’en avait plus rien à foutre. Même pas sûr qu’il comprenne en cet instant qui lui faisait face. Peut-être qu’il entendait la voix, de loin. Étouffée. Ou il délirait encore de son manque d’hydratation et de sommeil. Entre rêve et réalité, l’américain se sentait à deux doigts d’entendre les anges. Comme elle. Mais si c’était lui l’ange, ça valait peut-être le coup. La voix semblait provenir des profondeurs océaniques mais quelques mots passaient. Bouger. Manger. Se laver. Rien qui ne lui donnait envie. Ses pupilles bougeaient à peine, fixant un point qui n’existait pas. Y’avait plus rien qu’il voulait regarder. Son corps était dans un état aussi déplorable que son esprit. Il se laisserait déplacer. Il ne lutterait pas. Ça servait à rien. Il n’en avait pas envie. Pas la force.

La verticale était difficile à subir pour celui qui n’avait plus bouger un muscle depuis des jours. Des contractures à en rendre pâle un sportif. Un maigre son de plainte rocailleux semblait tenter de se faire entendre, en vain. C’était plus lui qui luttait pour une survie. Ça se voyait à sa gueule. Ça se sentait sous les doigts du tatoueur, ces côtes qu’il pouvait compter distinctement sans laisser place à de l’hésitation. Docile, ça attendait. Se laisserait glisser à terre pour se remettre en boule à la moindre occasion. Ses lèvres étaient abîmées aussi. Y’avait plus rien qui tenait la route. Sa barbe trop longue et pas soignée qui dénotait avec sa peau parfaitement lisse. En aucun cas il aidait quand ça lui enlevait ses vêtements. Ça répondait pas non plus. Parce que la chose blonde qui s’appelait auparavant Logan n’était plus un « il », mais un « ça ».

Logan en plus d'être une loque, était maigre à en crever. Et Kris lui, bah il était un peu défoncé, pas au mieux de sa forme et psychologiquement, c'est un peu comme s'il planait pour la première fois depuis des semaines. Donc forcément, ça pousse à faire des trucs un peu con. Et l'état du blond stimulait son syndrome du sauveur. En deux temps, trois mouvements, il l'avait lavé, rasé, habillé, assit sur le lit et il était en train de lui préparer un gros sac avec vêtements, affaires de toilettes et ... et c'était tout. Papiers d'identités.
Pas de livres.
Pas d'autres trucs.
Tout simplement parce que le tatoueur n'avait aucune idée de ce que l'escorte et mannequin aimait faire. Ouais, il se sentait con mais c'était la vérité. Nan, en fait il ne se sentait pas si con : il planait, encore une fois.

- Ça va être bien tu vas voir, ça va être bien. Il fera chaud, il fera beau, on sera tranquille, pas à réfléchir ça sera bien promis. Ah et c'est moi qui t'invite bien sûr, t'inquiète pas hein c'est ... Son regard se posa une seconde sur les yeux morts de Logan alors qu'il finissait par murmurer, Je m'occupe de tout ... Tu verras.

En bas de l'immeuble, un taxi les attendait. Entre temps, Kris avait eu le temps de l'appeler, de finir de boucler le voyage et de traîner - ou plutôt porter - Logan jusqu'en bas. Dans la voiture, il parlait avec le conducteur qu'il lui répondait à peine, visiblement très surpris de l'excitation dont il faisait preuve. Putain c'était ... grisant. Il avait l'impression d'avoir perdu 10 ans, même si son corps n'allait pas suivre éternellement.
L'aéroport était heureusement, assez petit. Sa main serrée dans celle de Logan, il portait leurs deux sacs, trépignant sur place, tirant le blond à sa suite en essayant de faire les trajets les plus courts possible.

- Regarde, c'est cet avion ! Désolé, mon ami est très fatigué mais on est très contents de partir !

Grand sourire à l'appui, l'hôtesse les observa tour après tour mais les laissa passer.
L'avion décolla.
Kris porta un oeil attentif sur Logan, serra davantage sa main et posa son front sur son épaule, non loin de son oreille.

- Logan ... Logan, Logan, Logan répond moi allez ... Pourquoi tu parles pas ...

Le corps était bougé. Pareil à une poupée désarticulée. La moindre chute et il se briserait. Une véritable porcelaine qui était déjà complètement morcelée intérieurement. Aucune plainte n’était émise, à aucun moment. Pas même dans ses pensées les plus profondes. Sa voix interne était morte depuis bien longtemps. Elle aussi avait foutu le camp, avec son portable sur le trottoir et ses clés abîmées.
À chaque nouveau battement de paupière, le lieu changeait. Les sons et les odeurs avec. La luminosité aussi s’en prenait à ses pupilles qui n’avaient l’habitude que de l’obscurité depuis des jours et des nuits. Depuis combien de temps Noah l’avait quitté ? L’enterrement avait déjà eu lieu ? Et son contrat, ça donnait quoi ? Des questions qu’il ne s’était même pas donné la peine de se poser. A quoi bon. La gueule des réponses ne ferait que le ramener à la putain de réalité à laquelle il n’osait se confronter. Logan ne faisait pas le moindre effort, répondant mécaniquement aux mouvements induits par le tatoueur. Il en oubliait de respirer par moment. Même le battement de ses cils semblait atteint, lent.

Les voix frôlaient ses tympans tels des échos lointains et rapidement, ça devenait blanc dans son crâne. Un bourdonnement incessant qui l’espace d’un instant, comblait l’absence de tout en lui. Les roues quittaient le sol alors que son palpitant ne s’amplifiait pas même d’un battement par minute. La déchéance d’une coquille vide. Contre son corps, une chaleur prenait place. Sa tête à lui s’était posée - ou plutôt laissée tombée - contre le hublot. Toujours des mots. Des questions. Sa poitrine se soulevait légèrement, un peu plus, comme pour annoncer les prémices d’une parole oubliée. Mais rien. Un soupire d’une lassitude à en faire trembler la mort elle-même glissait de ses lèvres gercées. C’était pas fort. Il ne s’en donnait pas cette peine.

Pas un mot ne s’échappait de la soudure de ses lèvres. Pas un regard ne s’ancrait sur le réel qui l’entourait. Quelques hôtesses étaient curieuses et murmuraient parfois des questions à Kris. Se demandant si tout allait bien pour son « ami » et si lui avait besoin d’autre chose. A vrai dire, elles rougissaient même du charme qui émanait du métis et ne se privaient pas d’essayer de lui faire passer un agréable voyage, lui qui avait l’air si jovial. Un numéro était même glissé discrètement sur une serviette avec pour note « Si vous avez besoin d’aide 555 7779 7654. Bien à vous, L. » dans une jolie écriture entremêlée de boucles.

Les roues de l’engin embrassaient le bitume chauffé par les rayons ardents du soleil. Les passagers applaudissaient le pilote avant de se lever pour récupérer sagement leurs affaires. Le blondin finissait à la verticale, ses jambes étaient ankylosées à cause du voyage. Ou bien du manque de mouvement qu’il vivait depuis trop longtemps. Mais il ne grimaçait pas. Descendant sagement les marches en subissant la douleur lancinante de ses cuisses et de ses genoux. Il suivait le brun dans l’aéroport pour récupérer leurs valises mais le laissait toujours s’en charger. Son acte de présence était pitoyable. Ni la faim, ni la soif ne semblait éveiller cet être qui pourtant était sensible à ces atouts. Ses pas suivaient ceux de l’adulte, presque dedans. Une cane et son caneton.

Une clope, peut-être ?

On aurait pu s'attendre à ce que cela le calme d'être en avion mais non.
Trop de stimulations. Les gens, le vol, les secousses, le bébé qui pleure au fond de sa rangée et puis l'enfant qui se casse la figure en essayant de se rendre aux toilettes. Et puis ça, c'était sans compter les hôtesses qui lui faisaient du charme sans qu'il s'en rende compte : inquiétant symptôme lorsqu'on sait à quel point l'ego de Kris est grand et son radar à drague, aiguisé.
Mais rien ne l'importe vraiment, si bien qu'il ne remarque ni le numéro, ni les trop fréquents passages. Il y a juste Logan, Logan, la vue, Logan et puis Logan aussi qui ne parle pas, ne le regarde pas, ne répond pas, respire à peine mais Logan quand même et l'euphorie aaaaah, l'euphorie qui ne s'arrête pas, qui ne redescend pas, qui fait trépigner son pied, son museau et ses vertèbres à la fois.

Pas de valise à récupérer. C'est l'avantage de partir avec un sac qui se cache bien sous le siège - oui, plus gros que ce qu'autorise les consignes mais les agents de l'aéroport n'étaient visiblement pas très regardant -.
Rapidement, les deux hommes se retrouvèrent dehors.
Rapidement, ils furent agresser par le soleil éclatant qui agressait leurs visages fatigués des quinze heures d'avion qu'ils venaient de se taper. Bordel. C'était super long.
Une clope, vite, une clope. La nicotine coule dans sa gorge alors qu'il zyeute le blond du coin de l'oeil tout en commandant un taxi sur l'application de son portable.

- Tu veux ? On a 10 minutes avant que la caisse arrive.

C'est long.
Il attend. Check en attendant les heures autorisées d'arrivée à leur loc'. Tout concorde.
Le taxi arrive. Ils embarquent, direction l'hôtel. Ça prend un peu de temps mais ils arrivent puis tout va très vite mais Kris se sent sur la descente. Ils se présentent à l'accueil, le tatoueur donne le nom de leur réservation, on les emmène jusqu'à leur mini-maison. Incroyable. L'eau est bleu turquoise au bord de leur terrasse, Kris pose les sacs et s'écroule sur le canapé après avoir assis Logan sur le lit.

- Bienvenue aux Maldives. Dit-il dans un souffle en se laissant emporté dans une sieste, épuisé.

HRP:

L’expression éteinte suivait tous les événements avec docilité. C’était rapide et lent en même temps. L’agitation à ses côtés semblait à peine être perçue. Pas même suivie par le regard vide du blondin. Et pendant tout ce trajet, pas une seule pensée ne lui traversait l’esprit. Pas un seul besoin vital n’était exprimé. Quelques inspirations pénibles soulevaient la carcasse mais sans plus. La lassitude avait pris possession de son être. Encore que, ce terme semblait bien faible lorsqu’on tombait sur le visage abîmé par la vie que présentait le mannequin.

L’eau. Le sable. Les gens.

Les heures passaient, sans que rien n’éveille celui qui ressemblait plutôt à un enfant qu’à un homme. Une fois assit, il clignait avec lenteur ses paupières, irritant presque ses rétines tellement elles étaient sèches. Les aiguilles ne s’arrêtaient pas. Le couché du soleil embrassant l’eau pour couler entre les vague n’avait pas vu un mouvement du cadet.

Une inspiration.

Deux.

Bloque.

Difficile, il se redressait à la verticale. C’était douloureux dans ses cuisses. Il avançait dans la maison, les épaules tombantes. Son regard ne parvenait pas se fixer à un élément. Si. Ses pieds. Il enlevait ses chaussures sans se donner la peine de les délacer. Équilibre bancale. L’épaule qui heurtait le mur. Aïe. Pas un grognement. C’était bien, la douleur. Se redressant, les pieds mis à nu, l’ombre sortait. Ça observait l’eau et avançait de trois pas. Le sable glissait entre ses orteils. C’était bizarre. Il continuait d’avancer jusqu’à ce que l’eau vienne lécher ses orteils. La nuit était tombée. Sa nuque repliée en arrière lui permettait d’observer le ciel. Il le voyait ? Les gens qui croyaient en dieu, ils pensaient ça, non ? Sa gorge se nouait alors qu’il allait encore un peu plus en avant. Puis le noir. Sa carcasse était tombée dans l’eau.

Froid.

Faisant la planche, il détaillait le ciel sombre, les étoiles danser gaiement devant lui. Quelle pute, la vie. Le clapotis de l’eau cherchait à l’enfoncer dans les profondeurs. Mais la planche, elle avait pied là où elle était.

Puis le sable revenait entre ses orteils. La verticale. Les cheveux collant son visage. Ça faisait combien de temps qu’ils étaient ici ? Deux jours ? Trois ? Il remontait le long de la plage et là il le voyait. Encore endormi. Mécaniquement, il s’approchait du canapé et venait se glisser dans les bras de Kris. Le sol était mouillé sous son passage et couvert de sable. Peut-être que y’en avait même dans ses cheveux. Le mannequin enfouissait son visage contre lui et craquait.

Ça coulait sur ses joues. Sans pouvoir s’arrêter. Ça sanglotait dans sa gorge et finalement, toute sa détresse recherchait enfin un réconfort qu’il n’avait pas eu.

Seul.

C’était c’qu’il pensait être.

P’t’être pas.

Mais là, il avait besoin de ça. De la simplicité d’un câlin.

Le temps s'était écoulé avec la même fluidité que le sable entre ses doigts. Il y avait en ces lieux, une sorte de sérénité mélancolique qui leur convenait à tous les deux. D'un côté le calme de l'autre bout du monde, là où personne ne les connaissait, là où tous leurs liens avec le monde extérieur était coupé et d'un autre, la détresse ambiante qui régnait dans la maison depuis qu'ils y avaient mis les pieds.
Kris le lavait, le portait, le couchait. Il ne faisait pas à manger pour éviter de les empoisonner mais s'occuper de leur faire monter de quoi se sustenter, le faisait manger lorsqu'il refusait de tenir sa cuillère. Et petit à petit, Logan avait semblé reprendre de sa mouvance. Parler d'humanité serait injuste et surtout irréaliste : les yeux du blond n'avaient retrouvé aucun éclat. Cependant, il subsistait dans ses mouvements mécaniques, les brides d'un être qui avait un jour été vivant.

Le tatoueur profitait d'une sieste bien mérité après une nuit de sommeil agitée, comme toujours.
La chaleur l'anesthésiait peu à peu, l'italien s'épanouissait dans les degrés de trop qu'ils ne connaissaient en Angleterre qu'en période de canicule. C'est la sensation chaud-froid de la peau humide de son compagnon qui le réveilla peu à peu. Ça et les larmes. Un grognement de gros fauve à moitié réveillé le secoua alors qu'il se tournait un peu pour accueillir davantage Logan contre lui. Son museau s'enfouit dans ses cheveux alors qu'il l'entourait d'une étreinte protectrice.

- Je suis là ... Marmonna-t-il en massant lentement sa nuque.

Le brun resta là un long moment, plus long qu'il n'aura plus le définir avec des mots à câliner, bercer et rassurer oralement le plus jeune. Il lui semblait si fragile ... bien plus que lui. Il ressentait cette obligation, ce besoin insoutenable de s'occuper de lui et au fond, ça lui faisait du bien. De pouvoir faire du bien à quelqu'un d'autre sans s'occuper de lui-même, sale épave.
Petit à petit, il se redressa en position assise sans lâcher l'angelot lové contre lui. Ses longs doigts récupérèrent son visage alors qu'il venait écraser ses larmes de baisers tendres et frotter sa truffe à la sienne.

- Je suis là ... Et je t'aime.

Logan était inconsolable et Kris n'avait pas cherché à savoir pourquoi. La raison n'était au final pas si importante. D'une poussée des hanches, il se releva, s'étira un peu avant de saisir le poignet mince du blond pour le tirer debout. Echelle branlante qu'il était, ses bras entourèrent ses hanches pour le porter d'un coup contre lui, un bras sous ses fesses, l'autre dans son dos. Ses biceps malmenés grognèrent légèrement mais relativement peu compte tenu de la maigreur de l'être. Il l'emmena ainsi dans la cuisine, le posant sur le comptoir pour sortir des fruits du frigo et leur préparer une assiette. Un morceau de pastèque dressé sur un pic s'approcha de la bouche close du blond contre laquelle il se déposa.

- Tiens ... ça va te faire du bien, j'te promets. Tu me fais confiance, hein ? Sa main de libre revient caresser sa joue alors qu'il revenait à sa place entre ses jambes, Je suis là pour toi ...

La détresse écrasait sa poitrine telle une enclume, aussi oppressante que la boule qui bloquait sa gorge et l’empêchait d’aligner plus de deux mots depuis des jours, voire des semaines maintenant. Sur ses joues, les flots coulaient sans s’arrêter alors que les sons de détresse exposaient la plaie purulente qui faisait pourrir et mourir son cœur.

Il était meurtri, le pauvre enfant.

L’être qui était habituellement si inexpressif se tenait à Kris comme si le simple fait de s’éloigner de lui allait le faire succomber à sa peine. Cette souffrance qui parcourait son organisme lui semblait aussi réelle qu’une blessure physique. La cicatrice présente sur sa cuisse, c’était de la rigolade à côté de ce qu’il était en train de subir. C’était ça de toute façon, Logan, il subissait tout.

Debout puis porté, les sanglots ne cessaient plus. Les vannes étaient ouvertes et les colmater semblait être une épreuve insurmontable. Ça faisait beaucoup trop longtemps qu’il contenait ça. Il y avait bien trop de laideur en lui. C’était encrassé jusqu’à la moelle dans son organisme tellement il souffrait et cachait tout ce qu’il pouvait ressentir. La moindre détresse. Le moindre sourire. La passivité avait un prix qu’il se mangeait dans les dents avec autant de violence qu’un accident de voiture.

Ses doigts se serrait sur la nuque de cet homme qui le promenait dans la maison. Laissant au passage dix demis arcs de cercles. Son visage devenu trop maigre avait trouvé un refuge dans sa gorge qu’il trempait de ses perles salées, à tel point que ça dégoulinait sur la peau léchée par le soleil de son complice.

Déposé sur la matière dure, ses épaules squelettiques remuaient au rythme de ses respirations et de ses crises de larmes. Sa tête, elle restait baissée. Incapable de cacher ses traits déformés par la détresse. Le blanc de ses yeux devenait d’un rouge presque sanglant à cause de ses larmes. Ça faisait ressortir la clarté de ses iris. Presque beau. Son avant-bras venait cacher ses yeux, son coude soutenu en l’air par son autre main alors qu’il pinçait les lèvres pour essayer d’atténuer. C’est qu’il en criait presque de douleur tellement c’était intense en lui.

Mais la voix douce de Kris, elle lui faisait ouvrir difficilement ses lèvres tremblantes. Il commençait à mâcher, restant ainsi caché. La déglutition était pénible et ça se voyait. Un véritable noeud bloquait le passage. Ses respirations étaient devenues sifflantes à cause de poids qui écrasait tout son organisme.

Depuis combien de temps il n’avait pas pleuré comme ça ?

Trois ans.

Ce jour.

Son nez coulait, il reniflait sans aucune forme de classe. L’être était complètement morcelé. Un déchet vivant qui n’aurait pas survécu si le métis n’avait pas débarqué chez lui et kidnappé loin de son taudis. Le peu de liquide que contenait son corps évacué par ses glandes lacrymales, seuls quelques hoquets animaient encore la carcasse abîmée.

Le buste de la prostituée se penchait en avant pour revenir trouver son refuge contre cet homme rassurant. Sa bouée. Il passait ses bras autour de sa nuque afin de revenir cacher son visage, un peu plus longtemps. Plus que la honte, il avait besoin de ça. Un besoin aussi vital et viscéral que de se nourrir ou de boire. Être réconforté. Être rassuré. Lui dire que la vie, elle s’arrêtait pas là.

Mais qu’est-ce qui valait le coup maintenant ? Et puis, elle s’arrêtait où ?

Elle allait l’emmener où, la vie ? Son destin avait déjà été rongé dès la racine de son développement. Y’avait rien pour lui, après.

T’es qu’un déchet Logan.

Ç’aurait dû être toi et pas lui.

Culpabilité qui rongeait plus fort son organisme.

Mordu à une telle profondeur par ses démons, il se faisait entraîner dans les tréfonds de ses ruminations. L’eau ne l’avait pas engloutit malgré son corps trempé, mais Logan était en train de couler.

L'humeur et les ressentis de Kris faisaient des hauts et des bas depuis un certain nombre de semaines. Au début il les avait ignoré mais lorsqu'une phase maniaque lui avait hit la gueule avec autant de force qu'un tracteur conduit par un gamin sous crack, l'ignorance avait été plus difficile à gérer. C'est au début de celle-ci qu'il avait décidé d'aller chercher Logan : la victime de ses caprices pour finalement devenir son plus gros sauvetage. Car même excité et le cerveau en vrac, l'italien n'était pas dupe. L'épave qui peinait à manger contre son épaule n'était plus capable d'aucun mouvement valable, aucune pensée utile, aucun son réfléchi.
Il puisait dans ses réserves pour être ici et les rares moments de rationalité qui le tenait éveillé la nuit, lui susurrait qu'elles n'étaient pas infinie, quoique très large. Les finances ne suivraient pas.
Son état physique non plus.
Car il mangeait plus Logan certes, mais toujours pas assez.
Il portait Logan, certes et cela lui donnait l'impression d'avoir encore de la force, mais c'était juste que le blond avait chuté sous le seuil de l'IMC qui lui était recommandé. Déjà qu'il n'avait jamais été bien gros ...

Le tatoueur restait donc dans cet état de demi-coma, conscience/inconscience qui le caractérisait si bien.
Irréfléchi. On est où là ?
On fait quoi là ?
Faire manger Logan.

- C'est bien Logan.

C'est très bien Logan de manger comme ça.
Il souriait comme un enfant heureux. Seuls les muscles de son visage suivaient car au fond de lui, l'italien commençait à saisir l'état du blond. Un état qui ne s'améliorait pas.
Ses lèvres s'écrasèrent sur son front alors qu'il l'essuyait avec du sopalin qui lui passait sous la main et ni une ni deux, il le soulevait de nouveau de terre pour aller l'allonger contre lui dans le canapé. Sur lui. Il lui paraissait si petit qu'il avait peur de l'écraser s'il s'endormait de nouveau.
Et avec tout ça, il ne savait toujours pas.

- Tu peux me raconter ?

Ton état, ce qu'il se passe. Dis moi comme je peux t'aider.

- Ça va aller tu sais Logan, je suis là et je pars pas. Et je vais te nourrir c'est pas grave si t'as du mal à manger. Ça va aller.

Comme s'il essayait de se convaincre lui-même.

Les perles salées roulaient lentement le long des joues creuses pour s’écraser sur l’épaule saillante de Kris. Le réconfort qu’il cherchait semblait lui permettre de respirer un peu plus correctement. Mais l’état de la créature en souffrance demeurait le même : pitoyable. Il n’était plus qu’une enveloppe vide qui avait perdu toute sa volonté. Déjà qu’elle n’était pas bien vaillante quand tout « allait bien ». Aller bien. Ça faisait longtemps que ça n’avait pas été le cas pour lui, réellement. Mais de toute façon, aujourd’hui il s’était éteint. Jusque dans le fond de ses pupilles, il ne semblait plus y avoir quoi que ce soit dans cette enveloppe charnelle. Rien que le reflet de ce qu’il était réellement depuis tout ce temps.

Fissuré.

Cassé.

Déchu.

L’assise de l’américain ne touchait plus rien de nouveau. Mais son torse était toujours lové contre cette peau bouillante. La sienne semblait refroidir. Ses mèches étaient toujours trempées et ses fringues lui collaient à la peau. Un véritable chaton tout juste sauvé d’une noyade.

L’horizontale.

Avec une lenteur infinie, ses paupières battaient sur ses jolies mirettes rougies d’avoir pleuré. Tous les vaisseaux avaient explosé. La clarté de son regard semblait désormais fluorescente avec un contraste pareil.

Un énième reniflement retroussait son nez rougi par le froid de la mer. Une main proche de son visage, toujours accroché à l’italien. Les quelques mots mettaient un moment avant d’atteindre ses encéphales fracassées.

Quoi ?

La boule de mélasse qui avait pris place dans sa gorge semblait s’étaler tout le long de son œsophage. Le poids de la réalité affaissait ses épaules squelettiques.

Dis le.

Dis le pour lui.

Dis le pour que ça existe.

Dis le pour lui.

Ça faisait tellement mal. Un rideau aqueux revenait voiler ses yeux. Ça se mettait tout seul à couler. Ses larmes se mêlaient au gouttes qui tombaient de son corps, s’effaçant dans l’immensité d’une eau plus importante.

- N-

L’inspiration était douloureuse. Ses doigts se crispaient alors qu’un sanglot faisait partir en vrille ses cordes vocales.

- Noah est… Il…

Depuis combien de temps il n’avait pas parlé ? Ça s’entendait aux tonalités qui s’échappaient de ses lèvres qui demeuraient closes depuis des jours. Toute la détresse qui l’animait. Tout ce désespoir qui l’enfonçait un peu plus dans son abandon.

Tu dois l’dire pour lui.

Noah est mort.

Trois mots. Onze lettres. Un sens. Une fatalité.

- Est mort.

Son souffle se coupait. Ses yeux s’ouvraient, écarquillés, remplis de larmes, sur un pan du canapé dans lequel ils étaient. Noah était mort. Mort. Mort. Mort. Mort. Mort. Mort.

Y’avait une tache sur le canapé.

Mort. Mort. Mort. Mort. Mort. Mort. Mort.

Ça venait d’où cette tache ?

Mort.

P’t’être une boisson.

M o r t.

La boucle infernale était lancée. Il l’avait vu. Il se souvenait. L’odeur. La vue. Les dernières paroles. La nausée. Un haut le cœur le prenait, mais son corps n’avait rien à régurgiter. Il était vide. Aussi vide que son regard l’animait.

Et lui, lui il était là. A chier à la gueule de la vie. À baisser les bras comme il savait si bien le faire. Trop lâche pour passer le pas. Trop faible pour continuer.

Un entre deux qui ne méritait rien d’autre que ce qu’il subissait.

- Noah est… Il…

Noah ? Ça lui disait un truc un peu mais pas complètement. Un prénom qu'il avait déjà entendu, certainement à la volée. Ou croisé. Sur une feuille, au détour d'une conversation. Un coin cartonné de renseignement qui n'était pas censé tomber entre ses mains.

Il est mort.

Ah. Oui.
En même temps, était-ce vraiment une surprise ? Il y a peu d'événement qui peuvent mettre un homme dans ce genre d'état. Un homme ou une femme ou quelqu'un d'autre d'ailleurs. Mais même si Kris n'était pas le couteau le plus aiguisé du tiroir, il s'était doué que le blond ne s'était pas transformé en loque par plaisir d'essuyer le sol et de laver le carrelage avec ses larmes.
Mort donc.
Le décès, c'était un sujet à la fois sensible et très lointain pour Kris. Parce qu'il l'avait certainement côtoyé trop de fois, d'un peu toutes les façons. De prêt comme de loin, que cela le concerne ou un de ses proches, devant lui ou sur un autre continent. Une vie trop mouvementé pour un gamin pas assez formé.

Se l'entendre dire à voix haute, former les syllabes et donner autant de consistance que de réalité à l'événement, ça avait ébranlé la prostitué jusqu'au fond de son âme. Et ça se voyait, physiquement. L'emprise du tatoueur se resserra autour de sa taille comme pour l'empêcher de glisser dans des abysses qui ne vivaient que dans son esprit, alors que son museau venait s'appuyer contre son oreille.

- Je suis vraiment désolé que tu aies à vivre ça.

Tout d'un coup, il semblait calmé. Parce que Logan avait besoin d'un support stable sur lequel s'appuyer, pour ne pas glisser davantage.
Ses doigts aux ongles un peu trop allongés, vinrent frôler d'une lenteur apaisante la nuque amaigrie de son compagnon. Ses cheveux si clairs semblaient tenter vainement de s'enrouler autour de ses phalanges mais sans aucune force.

- T'as tout le temps. Si tu veux m'en parler. Ou s'tu veux juste ... que je distraie. Dis moi ce dont t'as besoin, si tu l'sais.

Une oreille, de l'espace ou une distraction. Voilà ce que le tatoueur italien lui offrait. Il serait là pour lui, quoiqu'il arrive. A présent dans cette maison, à l'autre bout du monde, il n'y avait plus qu'eux : seuls et safe.

Il l’avait dit.

C’était la première fois.

La première fois qu’il se le disait depuis qu’il l’avait vu. Depuis que ça avait tourné en boucle dans son crâne, ces quelques mots. Mais rien que de l’évoquer, il revoyait Noah allongé, inerte. La vie l’avait quitté. La mort avait volé cette personne qui à ses yeux, comptait plus que sa propre vie. Elle valait rien sa vie à Logan de toute façon. Tout le monde le savait. Alors que son meilleur ami, il avait pleins de belles choses qui s’offraient à lui. Toute une vie qui se dessinait.

Mais alors que la facilité voudrait de nouveau l’enfoncer dans son mutisme, dans son silence, une prise se serrait sur sa maigre carcasse. Simple accroche à la réalité qui pourtant, l’empêchait de sombrer dans des profondeurs qui ne promettaient aucun retour. Le flot sur ses joues était reparti de plus belle, tout son être semblait vouloir se recroqueviller sur lui même pour s’endormir. La plaie béante qui avalait tout de lui ne semblait que s’élargir. Encore, et encore. Un peu plus à chaque respiration. Juste assez pour ne plus rien laisser de lui.

Mais non. Il était toujours là.

Parce que Kris, en tant qu’ancrage solide, le maintenait au creux de ses bras. Il le serrait et Logan là-dedans, semblait ressentir ses propres contours. Ses limites.

Il ne l’avait pas déjà franchi, sa limite ?

Le souffle devenait plus lent, mais pas plus silencieux. C’était une respiration faite pour calmer ses crises de larmes, pour le faire revenir un peu plus sur ce sol. A cette réalité. Elle était difficile cette prise d’oxygène qui gonflait ses poumons. Et pourtant, à aucun moment il n’envisageait que celui qui le maintenait à flot se retrouvait lui-même noyé dans la vie. Quelle pute.

- Qu’ça s’arrête…

Le murmure semblait lui aussi compliqué à évacuer. Ses métacarpes se serraient faiblement sur son homologue. Faisant pâlir cette peau léchée par le soleil.

- Faut qu’ça s’arrête… Juste… Qu’ça s’arrête… Pitié…

Une supplique aux nombreux sens. A celui que personne ne voudrait entendre, à l’autre qui ne traitait que des émotions… Plusieurs éventualités. Mais l’état de la prostituée, ainsi livrée à celui qui s’était infiltré dans sa vie sans préavis, n’annonçait rien de bien positif. C’était sale. Moche. Abjecte. Comme lui.

Il était abîmé, l’ange. Ses ailes étaient brisée. Il n’était plus que l’ombre d’une existence misérable.

Les épaules gelées tremblaient. Les larmes ou le froid. Peut-être un mélange des deux. Rien d’important. Juste lui et sa misère.

Que ça s'arrête hein ...
Kris ne pouvait que comprendre. C'était un sentiment qui l'avait beaucoup animé au cours des années, de plus en plus ces derniers temps. Logan était l'une des rares bouffées d'oxygène qu'il avait réussi à obtenir pour la simple et bonne raison qu'il devait s'occuper de LUI et maintenant. C'était urgent, Logan était dans l'urgence. Il l'écouta se complaire dans le calme plat de la chambre où seules transparaissaient les vagues, leur murmure prêt du ponton. C'était beau ici. Le meilleur cadre possible. Egalement celui que le blond ne pouvait ni voir, ni apprécier.

- Eh tu sais quoi ? Faut que tu vides ton sac. Ça sert à rien qu'on stagne ici. On va aller boire, ça fait du bien ok ? Tu verras.

Et d'un coup, sans attendre l'avis de l'autre qu'il se doutait être ... pas vraiment consentant, il l'attrapa sous les fesses pour le porter jusqu'à la chambre. Kris finit de les préparer rapidement (surtout lui-même à vrai dire), essuyant les joues du plus jeune et l'obligeant à boire un peu d'eau avant de le reprendre contre lui.

- Tu peux marcher ? Je te tiens, t'inquiète pas.

Son bras autour de sa taille, il l'aida à marcher. Dehors, le soleil brillait encore comme si le temps n'arrivait pas à s'écouler. Comme si l'île bloquait l'avancée temporelle qui était la leur, à Lifelam. Ce n'était pas vraiment désagréable.
A cette période de l'année, il y avait très peu de monde. Alors Kris décida de rentrer dans le premier bar, leur trouva une table en terrasse sur le bord de la plage. Il déposa le corps abimée contre lui, face à la mer, dans des banquettes en cercle et pleine de coussins. Au moins, c'était cozy. Une légère musique venait de l'intérieur du bar. Quelque chose de très exotique mais pas trop agressant. C'était agréable. Reposant.

- Du rhum. Deux verres de rhum ambré pour commencer. Et mettez nous des chips s'il vous plait.

Il savait qu'attendre l'avis de Logan dans cet état n'avancerait à rien.
Kris perdit son regard sur l'océan tout en caressant les fils blonds d'une main.

- Eh. Regarde comme c'est beau. C'est de la même couleur que tes yeux.

Un baiser trouva le front du plus jeune alors qu'il le sécurisait contre lui. Le rhum n'allait pas tarder et ils pourraient "trinquer".

La réponse du blondin ne venait pas. La poupée de porcelaine se faisait soulever sans émettre la moindre résistance. Un poids mort. Quoi que, il enfouissait un peu plus fort son visage contre la gorge du métis le temps du trajet, petit signe de vie. C’était chaud. Chaud. Chaud… Puis ses paupières se soulevaient de nouveau, offrant le cadeau divin qu’était la vue à la créature abîmée. Nouveau changement de décor, ils étaient dans la chambre. La porcelaine se laissait habiller, sa peau frémissant encore de la froideur de ses vêtements imbibés d’eau. Pareil au jouet qu’on offrait à un enfant le soir de Noël. Kris l’enfant. Logan la poupée. C’était rigolo, dans toute cette détresse.

Les cils bougeaient. Frôlant tantôt le haut des pommettes de l’angelot, tantôt le haut de ses paupières. Un mouvement palpébrale relativement lent. Mais cette fois-ci, les pupilles semblaient suivre le réel, les mouvements qui l’entouraient. Peut-être même qu’il aidait à passer son nouveau haut sur son corps. Son corps lui faisait mal de ces gestes. Punition pour l’avoir ainsi abandonné.

Puis il était là : le soleil. Accompagné de sa douce amie : la chaleur. La présence du corps de son ami et la confortabilité du fauteuil. Presque délicat, Logan appuyait sa tête contre l’épaule de son homologue teinté de vie. Le laissant commander. Du rhum ? Il ne savait plus quel goût ça avait. Il buvait du whisky coca le Logan. Mais ça n’avait pas d’importance. Il s’en moquait. Ce n’était qu’un accessoire. Son attention elle, était focalisée sur le délicat mouvement des vagues. Un frisson redressait le duvet présent sur sa nuque. Et s’il avait coulé comme une pierre ? Parce qu’elle savait pas nager, l’âme torturée.

Ses yeux ? Sa main droite montait sur sa joue. Comme s’il réalisait qu’il avait un visage. Cette chose informe percée de deux trous clairs.

- Ha bon ?

Et ses yeux, ils étaient beaux ?
Ces yeux, qui avaient hanté ses nuits. Qu’il redoutait de croiser quand la porte du placard s’ouvrait. Ces yeux. Ses yeux. Ses yeux à elles. Mais est-ce qu’ils avaient changés, ses yeux à lui ? Lui qui lorsqu’il croisait son propre regard, se sentait replonger dans des abysses innommables. Mais la vie, elle avançait. Le corps, il changeait. Sauf que le blondin, à jeter ses peurs sous le tapis, elles restaient telle quelle.

Le serveur arrivait et déposait les deux verres dans un bruit délicat. Un sourire accroché sur le visage. Le regard de Logan montait sur ce sourire. Un sourire de con. Un sourire faux. Un sourire moche. Il avait presque envie de frapper son visage. Mais pour ça, faudrait-il encore réellement sentir le désir.

- Et voilà pour vous. Je reste à disposition si vous avez besoin de quoi que ce soit.

Besoin qu’tu partes.

L’américain s’enfonçait légèrement plus contre Kris. Comme s’il voulait disparaître, pareil que les enfants quand ils n’aimaient pas le grand monsieur à qui il fallait dire bonjour et se laisser bisouiller. Nan. On bisouille pas Logan.

Finalement, et pour la première fois depuis longtemps (hormis son petit plongeon), il émettait un geste de sa propre part. Dépliant son coude, il attrapait un verre et le donnait à son sauveur, puis il prenait le sien. Détaillant la couleur de celui-ci. L’odeur. C’était pas mauvais.

- Merci, Kris.

Et sa voix qu’était toujours cassée. Elle est belle la vie. Elle est belle la mer. Il beau le bar. Il est beau Kris. Il est gentil Kris. Il est nul ce serveur.

Ses premiers mots. Les premiers mots de Logan.
On aurait presque dit un jeune parent devant son enfant tant la voix du blond lui paraissait nouvelle et à la fois, curieusement familière.

- Oui. C'est les tiens.

Certes ça n'avait pas grand rapport avec ce qui s'était dit auparavant mais il lui semblait comme, nécessaire, de le préciser.
Le serveur passa avec son beau sourire de travail et son air très sympathique. Sourire que le brun lui rendit sans se poser de questions. Sa main s'empara du verre que lui tendait la poupée qui avait décidé d'activer ses rouages. Un bras fort quoi qu'épuisé par les épreuves de la vie, se referma autour de sa taille pour l'appuyer davantage contre son torse. Le restaurant était vide. Le serveur, repartit. Il ne restait qu'eux, eux face à la mer et il aimait ça.

Les prunelles bicolores se perdirent un long moment contre les flots presque trop clairs aux allures de carte postale. Kris sentit son esprit glisser seulement lorsqu'une des respirations de Logan le ramena sur terre. Il cogna légèrement le verre au sien, prit une gorgée avant de le reposer sur une table adjacente. Pas incroyable, mais suffisant.

- Il fait doux. C'est agréable.

Être avec toi c'est agréable.
Sa prise serra un peu plus la taille mince, comme s'il avait peur que celle-ci ne s'échappe en un désert de grain de sables. Son menton trouva sa place dans le creux de son épaule et, les yeux dans l'eau, le plus vieux se remit à dissocier. C'était comme une manière d'arrêter le temps, de se perdre dans ses corridors qui ne demandent qu'à t'avaler. Mais tant que Logan n'était pas loin, cela allait. L'avoir entendu parlé avait apaisé la tension qu'il n'avait même pas deviné être présente.

- Tu m'as manqué.

Les siens. Ses yeux, à lui.
Un frémissement parcourait sa nuque à cette précision qui pourtant, pouvait sembler totalement insignifiante. Dans son état, rien n’était anodin. Une mauvaise nouvelle devenait une catastrophe, un léger compliment, une bénédiction. Alors cette dichotomie entre lui et sa mère… C’est comme si un poids impitoyable venait de se défaire de son thorax. Ses lèvres embrassaient le récipient pour se délecter d’une gorgée salvatrice. Depuis combien de temps il n’avait pas bu ? Tel un rescapé de coma, Logan redécouvrait la vie. Les saveurs. Les sensations. Tout lui semblait plus fort que précédemment. Cette vie qu’il n’avait jamais réellement vécu allait-elle prendre un nouveau tournant ? Vers quelque chose de plus… positif ? Ou du moins de moins tourné vers une fatalité.

- Toi aussi, t’m’as manqué.

Même si pendant une longue période il n’avait pensé à rien. A personne. Pas même à Noah. Un néant interminable dans ses lobes cérébraux.

Une vie correcte. Profitant de la chaleur de ce bras l’enveloppant, le blondin se ressourçait. Dérobant l’énergie de celui qui l’avait tiré des entraves de sa culpabilité et de ses remords. Aujourd’hui, ses perspectives d’avenir s’étaient totalement écroulées. Il ne savait plus vers quoi il allait aller, dans quel but et à quelle fin. La respiration profonde signalait l’éveil de la créature qui avait dormi pendant si longtemps.

- J’ai cassé ma moto. Un temps de pause passait. Mon portable aussi.

C’était peut-être pour ça qu’il n’avait répondu à personne. Peut-être pour ça qu’il avait oublié qu’il avait quelques obligations dans la vie réelle. En tout cas, Kris était informé du carnage qui régnait dans la vie de l’angelot. Plus rien autour de lui. Que des pots cassés. Il buvait deux nouvelles gorgées. La soif appelait son œsophage. Un besoin d’oublier qui il était. De ne plus subir ces détracteurs, au moins pendant quelques heures. La vie était quelque chose qu’il avait subi toute sa vie, alors si elle pouvait aller se faire foutre pour une fois, il ne dirait pas non.

- J’sais pas c’que j’vais faire maint’nant.

Sa langue s’était déliée, mais sa voix était d’une faiblesse encore marquée. Ne plus vivre faisait quelques dégâts au corps.

- Toi aussi, t’m’as manqué.

Silence.
Le brun n'a rien à répondre à ça parce que ça ne provoque aucune émotion. Ni colère. Ni joie. Ni tristesse. Il était de nouveau dans une pente descendante, à surfer sur une vague d'émotions absentes.

- J’ai cassé ma moto.

Le portable aussi.

- Moi aussi. Toujours pas rép'.

Ça faisait des mois. Peut-être des années.

- J’sais pas c’que j’vais faire maint’nant.

Lui non plus.
Kris observait l'océan comme s'il assistait aux dernières vagues du monde. Peut-être qu'il aurait préféré la chaleur d'une taverne pour ses dernières heures. Son menton sur l'épaule décharnée de Logan, il sentit son coeur perdre en allure, son souffle perdre en profondeur et ses yeux perdre en luminosité.

- T'es la seule raison pour laquelle je suis debout.

Deux corps pétés à l'autre bout du monde. Comme si le changement de paysage allait sauver les dégâts.
Dumb way to die

- On restera autant que tu veux.

Autant que t'as besoin. Tant pis pour l'argent. Tant pis pour les responsabilités qu'il n'avait plus, les rendez-vous il les avait déjà tous annulés. Kris était parti du White Leviathan en le laissant à l'abandon. Comme un fantôme qui n'avait jamais existé. Il était là pour Logan et que pour Logan. Le reste du monde n'avait plus de valeur dans ses yeux éteints. Le temps ne s'étirait plus en seconde mais en décennie. Son cerveau au ralenti ne faisait plus la différence.
S'il devait mourir d'extinction cérébrale, ce serait ici. Avec lui.

Les gorgées coulaient le long de sa gorge en continue. Au final, il n’interrompait plus réellement sa consommation. Ça lui faisait du bien de boire. Boire pour oublier, il y en avaient beaucoup qui faisaient ça non ? Lui-même en était un grand fervent quand tout allait encore « bien ». Et puis, ils n’avaient pas d’autres choses à faire à l’heure actuelle. Ils étaient seuls sur une île. Enfin, seuls… Les seuls qu’ils connaissaient. La plage n’était même pas une distraction envisageable pour l’abimé. Sa nuque tournait vers le brun en entendant ses paroles. Cette révélation, il ne s’y attendait pas. Il ne savait même pas s’il méritait de telles paroles. Son visage quittait le champ de vision de l’adulte pour fuir cet aveu.

- J’suis pas une raison très stable.

Suffisait de voir combien de temps il avait passé enfermé dans son appart, couché dans son lit à ne rien faire. Parce que c’était qu’un déchet Logan. Dépendre de lui, même quelques courts instants était suffisant pour plonger dans des abimes aussi sombres et ternes que son avenir. Mais quelque part, il se sentait important pour quelqu’un. Pas utile. Utile, il l’était jamais Logan. C’était qu’une bactérie qui vivait sans le moindre but. Un parasite totalement paumé dans un monde qui errait à la recherche de quelques billets. Sa tête s’appuyait contre le corps chaud du métis. C’était agréable comme moment, alors que cérébralement c’était un chaos total.

Le serveur repassait avec sa joie de vivre alors que Logan terminait son verre d’une gorgée ample. Il observait Kris puis son verre, pensif. Sa tête d’angelot maltraitée se relevait vers le serveur et son sourire de débile.

- On peut avoir une bouteille ? S’vous plaît.

- Tout de suite messieurs ! Je vous apporte aussi quelques chips.

Tortillant des fesses, le professionnel faisait demi tour pour aller leur récupérer la commande alors que Logan semblait blasé par cet excès de joie et de gentillesse. Le blondin tournait la tête vers le tatoueur. Ils étaient vraiment dans un monde de merde. Rien autour d’eux n’était correct. Tout puait. Tout s’écroulait. Et eux. Et eux ils étaient là. À boire et à juste respirer.

- Et voilà pour vous messieurs.

La bouteille d’alcool était posée avec du coca si jamais ils voulaient atténuer leur poison. Presque avec minutie, le serveur déposait un bol de chips et de cacahuètes. C’était ça de passer à la classe supérieure ? On commandait une bouteille et les voilà avec des en-cas ? Risible.

- M’ci.

Truc presque grogné. Finalement il se redressait et remplissait les deux verres. Il glissait celui de Kris entre ses doigts et l’observait. Pour de vrai. Il regardait ses traits. La forme de son visage. L’être qu’il était.

- T’es toujours là.

Toujours. Même quand il était blessé. Même quand il se faisait droguer. Dès qu’il appelait. Même quand il le contactait pas. Kris était là. Ici. Présent. La constatation lui faisait l’effet d’une masse. Et lui qu’avait jamais dit merci. Il ingurgitait rapidement son verre et se servait déjà de nouveau. Réitérant son geste si son homologue terminait le sien aussi vite.

- Suffisamment stable pour moi visiblement.

Même un bateau en pleine tempête mais disposant d'un plancher était suffisamment stable pour lui, pour être totalement honnête. Même sa vue ne fonctionnait pas correctement : Kris ne tenait encore debout qu'avec la grâce de Dieu. Il avait même pensé à aller demander un internement psychiatrique avant de se rappeler que sans liberté et sans soleil, jamais il n'allait s'en sortir. Et puis que ses idées reçues sur ce genre d'endroits étaient aussi charmantes que des portes de prison.

- On peut avoir une bouteille ? S’vous plaît.

Woaw, quelle politesse. Choqué, ses yeux disaient mais il ne fit aucune remarque.

- Tout de suite messieurs ! Je vous apporte aussi quelques chips.

Trop content qu'on s'adresse à lui, le serveur s'enfuit en galopant pour accéder aux désirs de Logan. Bon. Au moins le blond parlait, bougeait, buvait... il ne pétait pas la forme mais Kris avait enfin la preuve qu'il n'avait pas volé à l'hôpital un légume tétraplégique et en état de mort cérébrale. Ce qui était déjà un bon point.

- Et voilà pour vous messieurs.

- M'rci.

De concert.
Ils burent. Remplir et burent encore.

- Ouais.

Chuis obéissant puis chuis toujours là, toujours le dernier, toujours celui qui reste jusqu'à ce qu'on m'oublie.
Un psy' ne lui ferait certainement pas de mal au final.

- Mais toi aussi, r'garde. Puis y a pire comme endroit pour aller mourir de désespoir.

Il montra la mer turquoise à leurs pieds d'un geste vague du bras avant de descendre encore son verre et de le remplir. Son regard vairon se fixa sur le liquide qu'il fit tourner entre les parois transparentes de son verre.

- T'sais. J'ai rien. A faire, où aller, j'ai rien. On peut rester ici autant qu'tu veux. Toujours même, s'tu veux. Ou on peut aller ailleurs, 'fin tu décides, j'peux même partir.

Il ferait selon ses désirs.

---

Alors ils avaient fait. De longues semaines, c'est tout ça qu'ils étaient restés avant de marché plus calmement qu'à l'allée vers l'aéroport. Certes Logan ne pétait pas le feu. Certes lui non plus. Mais le silence et le dépaysement, la présence juste ... vivante mais calme, comme une respiration endormie, de l'autre, avait fait son effet.
Dans l'appareil de fer, Kris observait la mer qui s'éloignait de ses yeux, le coucher de soleil qui s'abat dans les nuages, le coton blanchâtre délicatement doré de rose.

A terre, prêt de la moto, Kris resta silencieux quelques secondes.
L'appart' de Logan. Déjà un désastre au départ mais alors au retour... il imaginait déjà les odeurs de moisissures.

- Ton appart n'est pas apte à t'accueillir. Est-ce que tu veux venir chez moi ? J'peux dormir sur mon canap' ou dans le lit de mon f... 'fin le canapé-lit dans la salle de muscu'. Il fit une pause avant d'ajouter un "par contre on commande à graille" en enfilant son casque, attendant la réponse et l'enfourchement de l'animal de fer de l'autre.

Le temps était passé de manière si… Imperceptible. Cela n’avait pas été le centre des préoccupations du blond. Il avait juste vécu. Enfin. Il avait fallu réparer les morceaux qui s’étaient briser. Les recoller lentement. L’ensemble restait encore bancale, mais Logan avait fini par sortir de sa torpeur, avait même discuter avec Kris. Pas trop des choses qui faisaient mal. Pas trop des choses personnelles. Et même s’il y avait eu des soirées sur la console, ça avait fait du bien à l’esprit totalement atrophié par l’environnement toxique dans lequel il s’était enfermé.

L’avion avait décollé. Puis touché terre. Le décalage horaire s’était installé, mais ça comptait pas. Attrapant le casque en écoutant son complice de fuite, les yeux presque irréellements clairs du blond se posaient sur son acolyte. L’écoutant sagement.

- Ok. Mais prend ton lit.

Parce que Logan il ne pouvait pas chasser Kris de son matelas. Il savait que c’était important de bien dormir et puis… Il n’aimait pas prendre la place d’un hôte. Lui-même n’avait pas l’occasion de prêter son lit souvent alors… Ce n’était pas très naturel chez lui. De toute façon il restait ce mec cassé un relou sur les bords avec ses idées un peu précaires et totalement bancales. Mettant le casque sur sa tête après avoir attaché brièvement ses fils dorés, le blond montait sur le cheval de métal suite à Kris. Ses bras se glissaient sur son torse pour se maintenir.

Pendant le trajet, les réverbères captaient son attention. Faisceaux lumineux qui passaient en un minimum de temps. Offrant une version moins naturelle de leur monde. Est-ce que l’île allait leur manquer ? Y’avait beaucoup de choses qui manquait. Un puzzle qui avait perdu bien plus qu’une pièce. Enlevant son casque une fois arrivé, il passait son avant bras à l’intérieur.

- J’veux un tacos.

Qu’il disait. C’était pas avec lui que les réponses de type « j’sais pas quoi manger » allaient tomber. Son rituel était toujours le même. Suivant celui à la peau léchée par le soleil dans son appart, il se souvenait très bien d’une nuit passée ici. De pleurs. D’un arrêt dans les escaliers. De suppliques. Woaw. Souvenirs à chier.

- Tu m’f’rais un tatouage un jour ?

C’était lancé de manière banale. Mais son tatouage éphémère avait disparu. Sa cicatrice était revenue. Et lui, il voulait juste l’oublier. Malheureusement une cicatrice ça disparaissait pas juste en faisant l’autruche contrairement à tous ses autres problèmes. Il retirait sa veste et posait son sac une fois arrivé. Se demandant dans quel état était son appartement.

"Ok. Mais prend ton lit."

C'est dans ce genre de phrase que Kris sentait que les choses s'étaient arrangées. En partant, Logan n'avait confiance en personne et ressemblait davantage à une poupée en mode légume que d'un être humain. Là, il donnait une réponse certaine, parlait, bougeait. Le suivait jusqu'à chez lui.
Kris descendit ouvrir la porte de son garage à la main en laissant descendre le blond, rentrant son amoureuse en métal bien cabossée, bien raffistolée, bien je te suivrais toute ma vie.

Tacos.
Kris hoche la tête en ouvrant la porte de son appartement après avoir laissé les affaires de moto dans le garage fermé. Les sacs sont plein de linge sales, de sables et d'air d'un ailleurs déjà devenu rêverie.
Ses reins viennent se coller au comptoir alors que son portable s'allume avec la difficulté de celui qui ne s'est pas réveillé depuis plusieurs mois.

- Pourquoi pas. Seulement si c'est un truc moche.

Non j'rigole, il n'ajoute pas. Logan le connait suffisamment maintenant pour évaluer le tic au coin des lèvres, caractéristique d'une boutade de plus.

- Va prendre une douche pendant que je commande. Les serviettes sont dans le placard si tu veux.

Lui, en aura bien besoin.
Pendant qu'il fait défiler les trois viandes et autres dégueulassités sur son écran, le tatoueur s'attarde sur les centaines de notifications qui finissent par faire surchauffer et buger son portable. Manqué à quelques personnes ou plutôt, pas prévenu qu'il fermait son shop pour une durée indéterminée ? Who cares.
Ah, un message d'Asar.
Ah, un message de Bartholomew.
Perdus dans la masse, Kris ne relève pas non plus les deux mille memes envoyés par Hater. Ses appli' plantent, il finit par attendre que tout s'arrête pour pouvoir enfin commander.

En haut, il entend un craquement qu'il ne va pas vérifier. Pendant quelques secondes, Kris s'attend à voir débouler un chien : la crotte baveuse de son ex' ce sale commissaire qui l'avait lâchement abandonné ou la meute de son père adoptif, comme s'ils n'avaient pas tous brûlés en essayant de protéger les siens.
Les siens.

Son téléphone pend au bout de son bras tandis que ses yeux se sont perdus dans le vague, attrapant le reflet des cheveux d'Isabella, le coin du rire de Callum et l'aboiement joueur de Chaos.
Le bal masqué, l'entraînement au tir. Le portable prépayé qu'on lui arrache au moment d'entrer au centre de redressement.
L'odeur de la chair brûlée par l'acide.

L’humour n’avait pas été relevé par le blond. Mais il n’avait pas fait une grimace consternée, signe qu’il avait compris la vanne. C’était plutôt bon signe. Parce que rire, il le faisait pas ça, Logan. C’était une fêlure abîmée par la vie. Un demi être vivant. Il ne fallait pas donc espérer de grands éclats de rire. Malgré tout, il semblait faire quelques efforts pour exister.

Docile, il montait jusqu’à la salle de bain après l’injonction de son hôte. Son regard balayait l’endroit familier. La dernière fois, il avait crié d’une douleur sans nom ici. Une serviette à peine attrapée, celle-ci était jetée sur le miroir alors que ses fringues tombaient au sol. Lâchement abandonnés. Cadavre inanimé. Se glissant dans la douche, il l’allumait, se mettait sous l’eau, fermait les yeux, soupirait de bien être. L’eau savait être salvatrice. Et après le long trajet que les deux âmes venaient de subir, se laver était une véritable bénédiction. Il chassait enfin la sueur qui lui collait à la peau et ses muscles se dénouaient lentement. Le temps passait sans qu’il ne s’en rende compte. Les minutes n’avaient plus d’importance.

Il était rentré. Mais pour faire quoi ?

Après s’être lavé, la créature se glissait dans une serviette molletonnée. Il s’essuyait le visage et quelques mèches. L’état de ses fringues n’était pas incroyable. Faisant comme chez lui, il pénétrait dans la chambre de Kris à la recherche de vêtements et se glissait jusqu’à son armoire. La dernière fois qu’il avait fait ça, le blond avait tenté de s’enfuir avec un jean dérobé. L’écart entre le passé et le présent était « amusant ». Sans trop de réflexion, il tirait un jogging qu’il enfilait dans un même geste.

Lorsqu’il rejoignait Kris, il remarquait sans peine que son homologue était dans des lieux très lointains. Son regard ouvert semblait ne rien capturer du réel qui l’entourait. Totalement absent. Il s’approchait de lui calmement, les mains en poches et bien en face de lui. Il ne voulait pas lui faire peur. Juste le ramener à la réalité.

- Tu pues, toi aussi.

En disant ça, il tendait le bras pour lui offrir une clope qu’il avait attrapé au passage. L’invitant à s’intoxiquer avec lui. Le blond en avait aussi une coincée entre les lèvres. Proposant de partager un moment avant que leur bouffe n’arrive.

- T’es loin.

Moins loin que lui quand il avait été récupéré par Kris, mais loin quand même.

- Tu pues, toi aussi.

Ça le tire de ses réflexions aux teintes monochromes. L'hôte des lieux pose son téléphone sur la table avant d'attarder son attention sur Logan. C'est son jogging. Ça doit être confortable.

- ... Et t'sais quoi ? J'crois que j'vais prendre une douche aussi. J'reviens.

La clope, ce sera après. Il relève à peine le "t'es loin" observateur. Ouais. Il le savait. C'est pour ça qu'il se mettait en mouvement, fermant la porte de la salle de bain en abandonnant son téléphone portable dans la pièce principale. L'eau n'a pas besoin de chauffer dû à sa récente utilisation ; il ne lui faut pas plus de dix minutes pour se décrasser et ressortir de la pièce pour monter chercher le même type de tenu que le blond. Et un débardeur. Quand même.
Après tout, le brun se sait bien loin de l'éphèbe beau-gosse croqueur de fesses qu'il avait été par le passé. Il ne s'était pas observé depuis longtemps dans un miroir, mais il n'avait pas besoin de ça pour savoir que l'image qu'il lui renverrait ne serait pas à la hauteur.

Son bras blessé et reconstruit à l'air libre, il rejoint le blond à l'extérieur. Leur commande n'est pas encore arrivée et il fait chaud. Presque orageux mais le ciel est dégagé.

- On fait quoi après?

Ça sonne pas comme une proposition de jeux ou de film. Ça sonne comme "on fait quoi après tout ça", de là où on est, quand et comment on est. Ils étaient revenus certes, mais étaient-ils prêts à reprendre une vie normale ? Demain, Kris irait aider Logan à retrouver un semblant de logement habitable. Après la décence voudrait qu'ils se séparent. Mais après avoir vécu plusieurs semaines collé au blond, c'était comme s'il était impensable de mettre fin à leur cohabitation.
On dirait qu'ils étaient juste revenus au point où ils étaient en partant. Quoique Logan marchait et parlait davantage ce qui était relativement une bonne nouvelle et surtout, le but de ce voyage. Et lui n'était plus dans une inquiétante euphorie qui l'avait fait avoir cette idée délirante.

- Tu pourras rev'nir quand tu veux tu sais. Toujours.

Il avait l'impression que c'était la centième fois qu'il disait ces mots, Kris. Mais les gens ne revenaient qu'un temps avant de devenir des fantômes.

Le son se coupait brutalement au départ de Kris. Ainsi seul entre ces murs, Logan tirait lentement sur son morceau de tabac. Le crépitement de la cigarette se consumant était le seul bruit qui chatouillait ses tympans. La sensation était presque angoissante. Après des jours à avoir été collé à Kris dans un décor de rêve, les bruits de la ville le ramenaient à une toute autre réalité. Pourtant, il semblait être atténué par une sourdine géante. Loin. Aussi loin que les murs s’éloignaient de lui. Le temps coulait. Lent. Insaisissable. Ses pensées n’émettaient pas la moindre onde. La voix intérieure du mannequin n’existant plus.

Il ne savait plus comment il s’était retrouvé dehors. Ses pas l’avaient probablement guidé ici. La seule chose qui ramenait le blond sur terre était le son de la voix de son homologue. Tournant la tête vers lui, la question résonnait dans un écho particulier. Là, quelque part dans son bide, ça se contractait. Et dans son crâne, ça flottait. Incapable de donner une réponse qui pourtant, pourrait être très basique. Pour cela, il aurait fallu que la question le soit. Mais ça n’était jamais vraiment ça. Dans un mouvement très insignifiant d’épaules, le cadet signifiait son ignorance. La vie l’avait tellement retourné dans tous les sens qu’il avait perdu sa direction initiale. Il ne différenciait plus le haut du bas jusqu’à il y a quelques jours. Alors maintenant que ses pieds touchaient le sol, il allait juste avancer.

Le silence revenait. A peine interrompu. La respiration calme, son regard observait la rue. Les lumières allumées. Les phares qui passaient, ne laissant que le souvenir de lourds faisceaux lumineux. Puis finalement, son torse se redressait. Ses épaules s’ouvraient. Offrant une position qui semblait bien plus ancrée dans le sol. Un regard plus illuminé par une force de vivre, Logan semblait… Il était difficile à décrire tant il dénotait de son flegme habituel.

- J’reviendrai. Souvent.

Ce n’était pas une promesse en l’air. Déjà, parce que Logan ne faisait pas de promesses. Ensuite, parce que c’était bien plus sympa ici que chez lui. Et enfin, parce que Kris serait là. Et que Kris, il était devenu toute sa vie en très peu de temps. Le cercle de proches de Logan était devenu si chaotique et dépourvu d’âmes qui vivent qu’il avait déjà pensé à retourner à Baltimore. Après tout, nombre de personnes lui avaient promis qu’il reviendrait. Qu’il ne pourrait jamais se soustraire à sa vraie nature.

- J’veux pas crever la gueule ouverte. Ça, c’était un peu pour signifier qu’il devait se trouver un truc à faire dans la vie. Une passion, une activité qui saurait l’animer. Passant une main dans sa poche, il hésitait. Ni être ça.

Lui. Il voulait plus de ça. De cet état de léthargie. De cette personne aussi faible.

- Mais j’sais pas comment faire.

- J’reviendrai. Souvent.

C'était rassurant à entendre. A concevoir aussi.
Que tout ce temps passé ensemble avait permis à Logan de se construire un espace mental et physique safe, autour de lui. Qu'il en faisait part intégrante, au lieu de n'être qu'une vague feuille d'érable qui s'envolait au vent.

- J’veux pas crever la gueule ouverte.

Moi non plus.

- Ni être ça.

Moi non plus.
Kris regrettait ses jeunes années. Du haut de ses presque trente ans, les expériences et les mois écoulés pesaient sur ses épaules comme la planète Terre sur Atlas. Il lui semblait incapable de poser son fardeau nul part. S'en déposséder lui paraissait impossible, même en ayant tout essayé. Car c'est là, au milieu de Lifelam, après s'être enfui pendant des mois, qu'il se voyait être retourné à son point de départ. La ville qui avait jadis était d'une liberté salvatrice sentait le renfermé et l'humidité d'une geôle des moins accueillantes. Kris avait cette impression cuisante de pourrir au milieu d'une foule joyeuse et animée.

- Un changement radical ? De vie, d'appart', de fréquentation ...

Le tatoueur regarda autour de lui. Le White Leviathan semblait appuyer sur sa carcasse, son regard lourd de bête immense.

- J'devrais peut-être faire de même. J't'aurais proposé de faire une coloc' dans un nouvel appart' si j'avais pu. Mais j'arriverai pas à laisser cet endroit.

Trop attaché aux choses plus qu'aux gens, si on retirait ses tentatives désespérées de garder ceux qu'il aimait dans sa vie. Sans succès. Au fin fond de son salon, Kris se sentait plus seul qu'il ne l'avait été en vivant à moitié à la rue.

- Et si on bouffait dans mon pieu ? Faut juste que j'change les draps... c'doit être dégueulasse. Devant un film ?

Pour faire genre que tout va bien, que tout est normal.
Le livreur sonne, il récupère les pizzas. Son corps ne lui appartenait qu'à moitié : c'était comme se traîner dans un rêve partagé avec un autre.